«Dilexit nos», la quatrième encyclique de François sortie ce 24 octobre 2024, retrace la tradition et l’actualité de la pensée «sur l’amour humain et divin du cœur de Jésus Christ», invitant à renouveler sa dévotion authentique pour ne pas oublier la tendresse de la foi, la joie de se mettre au service et la ferveur de la mission: parce que le cœur de Jésus nous pousse à aimer et nous envoie vers nos frères.
Lettre Encyclique "Dilexit Nos"
du St Père François sur
l'Amour Humain et Divin du Coeur de Jésus-Christ :
(Paragraphes 157 à 220)
157. Voyons alors l’unité du Mystère pascal dans ses deux aspects inséparables qui s’éclairent mutuellement. Ce Mystère unique, rendu présent par la grâce dans ses deux dimensions, fait que nos souffrances sont illuminées et transfigurées par la lumière pascale de l’amour, alors même que nous cherchons à offrir quelque chose au Christ pour le consoler. Nous participons à ce Mystère dans notre vie concrète parce que, par avance, le Christ a voulu participer à notre vie, Il a voulu par avance vivre en tant que tête ce que son Corps ecclésial allait vivre, tant dans les blessures que dans les consolations. Lorsque nous vivons dans la grâce de Dieu, cette participation mutuelle devient une expérience spirituelle. En définitive, le Ressuscité par l’action de sa grâce nous permet d’être mystérieusement unis à sa Passion. Les cœurs croyants qui font l’expérience de la joie de la résurrection le savent, mais ils désirent en même temps participer au destin de leur Seigneur. Ils sont prêts à cette participation par les souffrances, les peines, les déceptions et les peurs qui font partie de leur vie. Ils ne vivent pas ce Mystère dans la solitude parce que ces blessures sont également une participation au destin du Corps mystique du Christ qui marche au milieu du peuple saint de Dieu. Celui-ci porte en lui le destin du Christ en tout temps et en tout lieu de l’histoire. La dévotion de consolation n’est pas anhistorique ni abstraite, elle se fait chair et sang dans le cheminement de l’Église.
La Componction
158. Le désir nécessaire de consoler le Christ, qui naît de la souffrance en contemplant ce qu’Il a enduré pour nous, se nourrit aussi de la reconnaissance sincère de nos servitudes, de nos attachements, de nos manques de joie dans la foi, de nos vaines recherches et, au-delà de nos péchés concrets, de la non correspondance de nos cœurs à son amour et à son projet. Cette expérience nous purifie car l’amour a besoin de la purification des larmes qui, en fin de compte, nous rendent plus assoiffés de Dieu et moins obsédés de nous-mêmes.
159. Nous voyons ainsi que plus le désir de consoler le Seigneur est profond, plus la componction du cœur croyant est profonde. Celle-ci « n’est pas un sentiment de culpabilité qui abat, ni un scrupule qui paralyse, mais une piqûre salutaire qui brûle à l’intérieur et guérit, parce que le cœur, lorsqu’il voit son mal et se reconnaît pécheur, s’ouvre, accueille l’action de l’Esprit Saint, eau vive qui l’émeut et fait couler des larmes sur son visage [...]. Il ne s’agit pas de pleurer sur nous-mêmes, comme nous sommes souvent tentés de le faire. [...] Avoir des larmes de componction c’est au contraire nous repentir sérieusement d’avoir attristé Dieu par le péché ; c’est reconnaître que nous sommes toujours en dette et jamais en crédit [...]. Comme la goutte creuse la pierre, les larmes creusent lentement les cœurs endurcis. On assiste ainsi au miracle de la tristesse, de la bonne tristesse, qui conduit à la douceur [...]. La componction n’est pas tant le fruit de notre exercice, mais elle est une grâce et, comme telle, doit être demandée dans la prière ». [159] Il s’agit de « demander […] la douleur avec le Christ douloureux ; l’accablement avec le Christ accablé, les larmes, et la peine intérieure pour la peine si grande que le Christ a enduré pour moi ». [160]
160. Je demande donc que personne ne se moque des expressions de ferveur croyante du peuple saint et fidèle de Dieu qui, dans sa piété populaire, cherche à consoler le Christ. Et j’invite chacun à se demander s’il n’y a pas davantage de rationalité, de vérité et de sagesse dans certaines manifestations de cet amour qui cherche à consoler le Seigneur que dans les froids, distants, calculés et minuscules actes d’amour dont nous sommes capables, nous qui prétendons posséder une foi plus réfléchie, plus cultivée, et plus mature.
Consolés pour consoler
161. Nous sommes consolés dans cette contemplation du Cœur du Christ donné jusqu’au bout. La douleur que nous ressentons dans notre cœur cède la place à une confiance totale, et il ne reste à la fin que de la gratitude, de la tendresse, de la paix, son amour régnant dans notre vie. La componction « ne provoque pas d’angoisse mais soulage l’âme de ses fardeaux parce qu’elle agit dans la blessure du péché en nous disposant à recevoir la caresse du Seigneur ». [161] Et notre souffrance s’unit à celle du Christ sur la croix car affirmer que la grâce nous permet de surmonter toutes les distances c’est affirmer aussi que le Christ, lorsqu’il souffrait, s’unissait aux souffrances de ses disciples tout au long de l’histoire. Ainsi, lorsque nous souffrons, nous pouvons éprouver la consolation intérieure de savoir que le Christ lui-même souffre avec nous. Désireux de le consoler, nous en sortons consolés.
162. Mais à un moment donné de cette contemplation du cœur croyant, l’appel dramatique du Seigneur doit retentir : « Consolez, consolez mon peuple » (Is 40, 1). Et nous viennent à l’esprit les paroles de saint Paul qui nous rappelle que Dieu nous console « afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu, nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit » (2 Co 1, 4).
163. Cela nous invite à chercher à approfondir la dimension communautaire, sociale et missionnaire de toute dévotion authentique au Cœur du Christ. En même temps que le Cœur du Christ nous conduit au Père, il nous envoie vers nos frères. Dans les fruits de service, de fraternité et de mission que le Cœur du Christ produit à travers nous, la volonté du Père s’accomplit. De la sorte, le cercle se referme : « C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15, 8 ).
V
AMOUR POUR AMOUR
164. Dans les expériences spirituelles de sainte Marguerite-Marie, à côté de l’ardente déclaration d’amour de Jésus-Christ, il y a aussi une résonance intérieure qui nous appelle à donner notre vie. Se savoir aimé et mettre toute sa confiance en cet amour ce n’est pas annuler nos capacités de don de soi, ce n’est pas renoncer au désir irrépressible de donner quelque réponse à partir de nos capacités, petites et limitées.
Une plainte et une requête
165. Dans la deuxième grande manifestation à sainte Marguerite-Marie, Jésus exprime sa douleur parce que son grand amour pour les hommes ne reçoit en retour que « des ingratitudes et méconnaissances », « des froideurs et du rebut », « ce qui – dit le Seigneur – m’est beaucoup plus sensible que tout ce que j’ai souffert en ma Passion ». [162]
166. Jésus parle de sa soif d’être aimé, Il nous montre que son Cœur n’est pas indifférent à la manière dont nous réagissons à son désir : « J’ai soif, mais d’une soif si ardente d’être aimé des hommes au Saint Sacrement, que cette soif me consomme ; et je ne trouve personne qui s’efforce, selon mon désir, pour me désaltérer en rendant quelque retour à mon amour ». [163] La demande de Jésus est l’amour. Lorsque le cœur croyant le découvre, la réponse qui jaillit spontanément n’est pas une pesante quête de sacrifices ni le simple accomplissement d’un devoir pénible, mais elle concerne l’amour : « Je reçus de mon Dieu des grâces excessives de son amour, et me sentis touchée du désir de quelque retour, et de lui rendre amour pour amour ». [164] Léon XIII enseigne cela lorsqu’il écrit que, par l’image du Sacré-Cœur, la charité du Christ « nous pousse à l’aimer en retour ». [165]
Prolonger son amour chez les frères
167. Nous devons revenir à la Parole de Dieu pour reconnaître que la meilleure réponse à l’amour de son cœur est l’amour pour nos frères. Il n’y a pas d’acte plus grand que nous puissions offrir pour Lui rendre amour pour amour. La Parole de Dieu le dit avec une totale clarté :
« Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).
Toute la Loi trouve sa plénitude dans un seul précepte : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14).
« Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » (1 Jn 3, 14).
« Celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20).
168. L’amour pour les frères ne se fabrique pas, il n’est pas le résultat de notre effort naturel mais il exige une transformation de notre cœur égoïste. C’est alors que surgit spontanément la célèbre supplique : “Jésus, rends notre cœur semblable au tien”. C’est pour cette même raison que l’invitation de saint Paul n’est pas : “Efforcez-vous de faire de bonnes œuvres”. Son invitation est plus précisément : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5).
169. Il est bon de rappeler que, dans l’Empire romain, beaucoup de pauvres, d’étrangers et autres laissés-pour-compte trouvaient auprès des chrétiens respect, affection et attention. Cela explique le raisonnement de l’empereur apostat Julien qui se demandait pourquoi les chrétiens étaient si respectés et suivis, et qui pensait que l’une des raisons était leur engagement dans l’assistance des pauvres et des étrangers, puisque l’Empire les ignorait et les méprisait. Il était intolérable pour cet empereur que ses pauvres ne reçoivent aucune aide de sa part, alors que les chrétiens détestés, « en plus de nourrir les leurs, nourrissent encore les nôtres ». [166] Dans une lettre, il ordonna de créer des institutions caritatives pour rivaliser avec les chrétiens et attirer le respect de la société : « Établis dans chaque cité de nombreux hospices, afin que les étrangers aient à se louer de notre humanité [...]. Apprends aux amis de l’hellénisme à apporter leur contribution à de pareilles bienfaisances ». [167] Mais il n’atteignit pas son objectif, probablement parce qu’il n’y avait pas derrière ces œuvres l’amour chrétien qui permet de reconnaître à toute personne une dignité unique.
170. S’identifiant aux derniers de la société (cf. Mt 25, 31-46) « Jésus a apporté la grande nouveauté de la reconnaissance de la dignité de toute personne, aussi et surtout de ces personnes qualifiées d’“indignes”. Ce principe nouveau dans l’histoire de l’humanité, selon lequel les êtres humains sont d’autant plus “dignes” de respect et d’amour qu’ils sont plus faibles, plus misérables et plus souffrants – jusqu’à perdre leur “figure” humaine –, a changé la face du monde en donnant naissance à des institutions qui s’occupent des personnes en situation défavorisée : bébés abandonnés, orphelins, personnes âgées laissées seules, malades mentaux, personnes atteintes de maladies incurables ou de graves malformations, personnes vivant dans la rue ». [168]
171. Regarder la blessure du cœur du Seigneur qui « a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » ( Mt 8, 17) nous aide à être plus attentifs aux souffrances et aux besoins des autres, nous rend assez forts pour participer à son œuvre de libération en tant qu’instruments de diffusion de son amour. [169] Lorsque nous contemplons le don du Christ pour chacun, nous nous demandons inévitablement pourquoi nous ne sommes pas capables de donner notre vie pour les autres : « À ceci nous avons connu l’Amour : celui-là a donné sa vie pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères » ( 1 Jn 3, 16).
Quelques résonances dans l’histoire de la spiritualité
172. Ce lien entre dévotion au Cœur de Jésus et engagement envers les frères traverse l’histoire de la spiritualité chrétienne. Voyons-en quelques exemples.
Être une source pour les autres
173. À partir d’Origène, plusieurs Pères de l’Église ont interprété le texte de Jean 7, 38 – « de son sein couleront des fleuves d’eau vive » – comme se référant au croyant lui-même, bien qu’il s’agisse de la conséquence d’avoir bu au Christ. L’union au Christ n’est donc pas destinée seulement à étancher sa propre soif mais à devenir aussi une source d’eau fraîche pour les autres. Origène dit que le Christ accomplit sa promesse en faisant jaillir de nous des torrents d’eau : « L’âme de l’homme, qui est à l’image de Dieu, peut avoir en soi et produire hors de soi des puits, des sources et des fleuves ». [170]
174. Saint Ambroise recommande de s’abreuver au Christ « afin que la source d’eau abonde en toi qui jaillit pour la vie éternelle ». [171] Et Marius Victorinus affirme que l’Esprit Saint est donné en telle abondance que « celui qui le reçoit devient un sein qui déverse des fleuves d’eau vive ». [172] Saint Augustin dit que ce fleuve qui jaillit du croyant est la bienveillance. [173] Saint Thomas d’Aquin réaffirme cette idée en soutenant que lorsque quelqu’un « s’empresse de communiquer aux autres les divers dons de grâce qu’il a reçus de Dieu, l’eau vive jaillit de son sein ». [174]
175. En effet, si « le sacrifice de la croix, offert avec un cœur aimant et obéissant, présente une satisfaction surabondante et infinie » [175], l’Église qui naît du Cœur du Christ prolonge et communique en tout temps et en tout lieu les effets de cette unique Passion rédemptrice qui conduit les personnes à l’union directe avec le Seigneur.
176. Au sein de l’Église, la médiation de Marie, mère qui intercède, ne peut être comprise que « comme une participation à l’unique source qu’est la médiation du Christ lui-même », [176] l’unique Rédempteur. « Ce rôle subordonné de Marie, l’Église le professe sans hésitation ». [177] La dévotion au cœur de Marie n’entend pas affaiblir l’adoration unique due au Cœur du Christ, mais la stimuler : « Le rôle maternel de Marie à l’égard des hommes n’offusque et ne diminue en rien cette unique médiation du Christ : il en manifeste au contraire la vertu ». [178] Grâce à l’immense source qui jaillit du côté ouvert du Christ, l’Église, Marie et tous les croyants, deviennent de diverses manières des canaux d’eau vive. Le Christ déploie, de cette manière, sa gloire dans notre petitesse.
Fraternité et mystique
177. Saint Bernard, alors qu’il invite à l’union avec le Cœur du Christ, utilise la richesse de cette dévotion pour proposer un changement de vie fondé sur l’amour. Il croit possible de transformer l’affectivité, esclave des plaisirs dont on ne se libère pas par une obéissance aveugle à un commandement mais par la réponse à la douceur de l’amour du Christ. Le mal est vaincu par le bien, le mal est vaincu par la croissance de l’amour : « Aime donc le Seigneur ton Dieu d’une affection de cœur pleine et entière ; aime-le de toute la sagesse et de toute la vigilance de la raison ; aime-le aussi de toute ta force, sans même craindre de mourir par amour pour lui […]. Que le Seigneur Jésus soit pour ton cœur un objet suave et doux, toujours opposé à la douceur criminelle des charmes de la vie de la chair ; qu’une douceur surmonte une autre douceur, comme un clou chasse un autre clou ». [179]
178. Saint François de Sales a été éclairé par la demande de Jésus : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » ( Mt 11, 29). De cette façon, disait-il, dans les choses les plus simples et les plus ordinaires, nous volons le cœur du Seigneur : « Il faut avoir grand soin de le bien servir, aux choses grandes et hautes et aux choses petites et abjectes, puisque nous pouvons également, et par les unes et par les autres, lui dérober son cœur par amour [...]. Ces petites charités quotidiennes, ce mal de tête, ce mal de dents, cette défluxion, cette bizarrerie du mari ou de la femme, ce cassement d’un verre, ce mépris ou cette moue, cette perte de gants, d’une bague, d’un mouchoir, cette petite incommodité que l’on se fait, d’aller coucher de bonne heure et de se lever matin pour prier, pour se communier, cette petite honte que l’on a à faire certaines actions de dévotion en publique : bref, toutes ces petites souffrances, étant prises et embrassées avec amour, contentent extrêmement la Bonté divine ». [180] Mais en définitive, la clé de notre réponse à l’amour du Cœur du Christ est l’amour du prochain : « La marque que je vous donne pour connaître si vous aimez bien Dieu, est que vous aimez aussi bien le prochain [...] d’un amour pur, solide, ferme, constant et invariable, qui ne s’attache point aux qualités ou condition des personnes […] qui ne sera point sujet au changement ni aux aversions. [...] Notre Seigneur nous aime sans discontinuation, Il nous supporte en nos défauts et en nos imperfections ; il faut donc que nous fassions de même à l’endroit de nos frères, ne nous lassant jamais de les supporter ». [181]
179. Saint Charles de Foucauld voulait imiter Jésus-Christ, vivre comme Il a vécu, agir comme Il a agi, toujours faire ce que Jésus aurait fait à sa place. Pour réaliser pleinement son objectif, il était nécessaire qu’il se conforme aux sentiments du Cœur du Christ ; d’où l’expression “amour pour amour” qui apparaît une fois encore lorsqu’il écrit : « Désir des souffrances pour Lui rendre amour pour amour, pour l’imiter, [...] pour entrer dans son travail, et pour m’offrir avec Lui, tout néant que je suis, en sacrifice, en victime, pour la sanctification des hommes ». [182] Le désir d’apporter l’amour de Jésus, par son engagement missionnaire, aux plus pauvres et aux plus oubliés de la terre, l’amènent à prendre comme devise Iesus Caritas, avec le symbole du Cœur du Christ surmonté d’une croix. [183] Ce n’est pas une décision superficielle : « De toutes mes forces, je tâche de montrer, de prouver à ces pauvres frères égarés que notre religion est toute charité, toute fraternité, que son emblème est un Cœur ». [184] Et il veut s’installer avec d’autres frères au Maroc au nom du Cœur de Jésus. [185] Leur tâche évangélisatrice se fera par rayonnement : « La charité doit rayonner des fraternités, comme elle rayonne du Cœur de Jésus ». [186] Ce désir fait de lui progressivement un frère universel car il veut embrasser dans son cœur fraternel toute l’humanité souffrante en se laissant modeler par le Cœur du Christ : « Notre cœur, comme celui de l’Église, comme celui de Jésus, doit embrasser tous les hommes ». [187] « L’amour du Cœur de Jésus pour les hommes, cet amour qu’Il montre dans sa passion, voilà celui que nous devons avoir pour tous les humains ». [188]
180. L’abbé Huvelin, directeur spirituel de saint Charles de Foucauld, disait que « lorsque Notre Seigneur habite un cœur, Il lui donne ces sentiments, et ce cœur s’ouvre aux petits. Telle était la disposition du cœur d’un Vincent de Paul [...] Quand Notre Seigneur habite l’âme d’un prêtre, Il l’incline vers les pauvres ». [189] Il est important de noter que ce don de soi chez saint Vincent, décrit par l’abbé Huvelin, était aussi alimenté par la dévotion au Cœur du Christ. Vincent exhortait à « prendre dans le Cœur de Notre Seigneur quelque parole de consolation pour tel pauvre malade ». [190] Pour que cela soit vrai il fallait que son cœur ait été transformé par l’amour et la douceur du Cœur du Christ. Et saint Vincent a souvent répété cette conviction dans ses sermons et ses conseils au point d’en faire un élément important des Constitutions de sa Congrégation : « Tous étudieront soigneusement la leçon que Jésus-Christ nous a enseignée en disant : “Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur” ; considérant que, comme il assure lui-même, par la douceur on possède la terre, parce qu’agissant dans cet esprit, on gagne les cœurs des hommes, pour les convertir à Dieu, à quoi l’esprit de rigueur met empêchement ». [191]
La réparation : construire sur les ruines
181. Tout cela nous permet de comprendre, à la lumière de la Parole de Dieu, quel sens nous devons donner à la “réparation” que nous offrons au Cœur du Christ, ce que le Seigneur attend vraiment que nous réparions avec l’aide de sa grâce. Cette question a fait l’objet de nombreuses discussions mais saint Jean-Paul II a donné une réponse claire pour nous guider, chrétiens d’aujourd’hui, dans un esprit de réparation plus conforme à l’Évangile.
Sens social de la réparation au Cœur du Christ
182. Saint Jean-Paul II dit que, « la civilisation du Cœur du Christ pourra être bâtie sur les ruines accumulées par la haine et la violence » en nous abandonnant à ce Cœur. Cela implique certainement que nous soyons capables de « joindre l’amour filial envers Dieu à l’amour du prochain ». Telle est en réalité « la véritable réparation demandée par le Cœur du Sauveur ». [192] Avec le Christ, nous sommes appelés à construire une nouvelle civilisation de l’amour sur les ruines que nous avons laissées en ce monde par notre péché. Telle est la réparation que le Cœur du Christ attend de nous. Au milieu du désastre laissé par le mal, le Cœur du Christ veut avoir besoin de notre collaboration pour reconstruire le bien et le beau.
183. Il est vrai que tout péché nuit à l’Église et à la société, de sorte qu’ « on peut attribuer indiscutablement à tout péché le caractère de péché social ». Cependant, cela est particulièrement vrai pour certains péchés qui « constituent, par leur objet même, une agression directe envers le prochain ». [193] Saint Jean-Paul II explique que la répétition de ces péchés contre les autres finit souvent par renforcer une « structure de péché » nuisant au développement des peuples. [194] Cela est souvent ancré dans une mentalité dominante qui considère normal ou rationnel ce qui n’est rien d’autre que de l’égoïsme et de l’indifférence. Ce phénomène peut être défini comme une “aliénation sociale” : « Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes ». [195] Ce n’est pas seulement une norme morale qui nous pousse à résister à ces structures sociales aliénées, les mettre à nu et susciter un dynamisme social qui restaure et construit le bien, mais c’est la « conversion du cœur » elle-même qui « impose l’obligation » [196] de restaurer ces structures. Telle est notre réponse au Cœur aimant de Jésus-Christ qui nous apprend à aimer.
184. C’est précisément parce que la réparation évangélique a cette forte signification sociale que nos actes d’amour, de service, de réconciliation, pour être effectivement réparateurs, ont besoin que le Christ les pousse, les motive, les rende possibles. Saint Jean-Paul II a également déclaré que, pour construire la civilisation de l’amour, l’humanité a aujourd’hui besoin du Cœur du Christ. [197] La réparation chrétienne ne peut être comprise uniquement comme un ensemble d’œuvres extérieures, bien qu’indispensables et parfois admirables. Elle exige une mystique, une âme, un sens qui leur donne force, élan et créativité inlassables. Elle a besoin de la vie, du feu et de la lumière qui procèdent du Cœur du Christ.
Réparer les cœurs blessés
185. Par ailleurs, la réparation extérieure ne suffit ni au monde ni au Cœur du Christ. Si chacun pense à ses propres péchés et à leurs conséquences sur les autres, il découvrira que la réparation des dommages causés au monde implique également le désir de réparer les cœurs blessés, là où a été causé le dommage le plus profond, la blessure la plus douloureuse.
186. Un esprit de réparation « nous invite à espérer que toute blessure peut être guérie, même si elle est profonde. La complète réparation semble parfois impossible, lorsque des biens, des êtres chers, sont définitivement perdus ou lorsque des situations sont devenues irréversibles. Mais l’intention de réparer et d’en poser concrètement les actes est capitale à la démarche de réconciliation et au retour de la paix du cœur ». [198]
La beauté de demander pardon
187. Les bonnes intentions ne suffisent pas. Un dynamisme intérieur de désir qui entraîne des conséquences extérieures est indispensable. En bref, « la réparation, pour être chrétienne, pour toucher le cœur de la personne offensée et ne pas être un simple acte de justice commutative, suppose deux attitudes qui engagent : se reconnaître fautif et demander pardon. [...] C’est de cette honnête reconnaissance du tort causé au frère, et du sentiment profond et sincère que l’amour a été blessé, que nait le désir de réparer ». [199]
188. Il ne faut pas penser que reconnaître son propre péché devant les autres serait dégradant ou nuirait à notre dignité humaine. Au contraire, c’est cesser de se mentir à soi-même, c’est reconnaître son histoire telle qu’elle est, marquée par le péché, surtout lorsque nous avons fait du mal à nos frères : « S’accuser soi-même fait partie de la sagesse chrétienne. [...] Cela plaît au Seigneur, parce que le Seigneur reçoit le cœur contrit ». [200]
189. L’habitude de demander pardon aux frères fait partie de cet esprit de réparation ; elle démontre une grande noblesse au cœur de notre fragilité. La demande de pardon est un moyen de guérir les relations parce qu’elle « rouvre le dialogue et manifeste la volonté de renouer dans la charité fraternelle, [...] elle touche le cœur du frère, le console et suscite en lui l’accueil du pardon demandé. Alors, si l’irréparable ne peut être totalement réparé, l’amour, lui, peut toujours renaître, rendant la blessure supportable ». [201]
190. Un cœur capable de compassion peut grandir dans la fraternité et la solidarité car « celui qui ne pleure pas régresse, il vieillit intérieurement tandis que celui qui parvient à une prière plus simple et plus intime, faite d’adoration et d’émotion devant Dieu, celui-là mûrit. Il s’attache de moins en moins à lui-même, de plus en plus au Christ, et devient pauvre en esprit. Il se sent ainsi plus proche des pauvres, les bien-aimés de Dieu ». [202] C’est ainsi que naît un authentique esprit de réparation, car « celui qui a de la componction dans le cœur se sent de plus en plus frère de tous les pécheurs du monde, il se sent davantage frère, sans aucun sentiment de supériorité ou de dureté de jugement, mais toujours avec le désir d’aimer et de réparer ». [203] Cette solidarité qui génère la compassion rend en même temps possible la réconciliation. La personne capable de componction, « au lieu de se mettre en colère et de se scandaliser du mal fait par ses frères, pleure leurs péchés. Elle ne se scandalise pas. Il se produit une sorte de renversement. La tendance naturelle à être indulgent avec soi-même et inflexible avec les autres s’inverse et, par la grâce de Dieu, on devient ferme avec soi-même et miséricordieux avec les autres ». [204]
La réparation : un prolongement pour le Cœur du Christ
191. Il y a une autre manière complémentaire de comprendre la réparation, qui place celle-ci dans une relation encore plus directe avec le Cœur du Christ, sans pour autant exclure l’engagement concret envers les frères dont nous avons parlé.
192. Dans un autre contexte, j’ai affirmé que Dieu « a voulu se limiter lui-même de quelque manière » et que « beaucoup de choses que nous considérons mauvaises, dangereuses ou sources de souffrances, font en réalité partie des douleurs de l’enfantement qui nous stimulent à collaborer avec le Créateur ». [205] Notre coopération peut permettre à la puissance et à l’amour de Dieu de se répandre dans nos vies et dans le monde, tandis que le rejet ou l’indifférence peuvent l’empêcher. Certaines expressions bibliques expriment cela de manière métaphorique, comme lorsque le Seigneur s’écrie : « Si tu reviens Israël, c’est à moi que tu reviendras » ( Jr 4, 1). Ou lorsqu’il dit, face aux rejets de son peuple : « Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent » ( Os 11, 8 ).
193. Bien qu’il ne soit pas possible de parler d’une nouvelle souffrance du Christ glorieux, « le Mystère pascal du Christ […] et tout ce qu’Il a fait et souffert pour tous les hommes participe de l’éternité divine et surplombe tous les temps et y est rendu présent ». [206] Nous pouvons dire qu’Il a lui-même accepté de limiter la gloire débordante de sa résurrection, de contenir la diffusion de son amour immense et brûlant afin de laisser de la place à notre libre coopération avec son cœur. Cela est si vrai que notre refus l’arrête dans cet élan de don, tout comme notre confiance et notre offrande de nous-mêmes ouvrent un espace, offrent un canal sans obstacles à l’effusion de son amour. Notre refus ou notre indifférence limitent les effets de sa puissance et la fécondité de son amour en nous. S’Il ne trouve pas en moi confiance et ouverture, son amour se trouve privé – parce que Lui-même le veut ainsi – de son prolongement dans ma vie qui est unique et ne peut être répétée, et dans le monde où Il m’appelle à le rendre présent. Cela ne vient pas d’une faiblesse de sa part mais de son infinie liberté, de sa puissance paradoxale et de la perfection de son amour pour chacun de nous. Lorsque la toute-puissance de Dieu se manifeste dans la faiblesse de notre liberté, « seule la foi peut la discerner ». [207]
194. De fait, sainte Marguerite-Marie raconte que, dans l’une de ses manifestations, le Christ lui parla de son cœur passionné d’amour pour nous qui, « ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il fallait qu’il les répande ». [208] Puisque le Seigneur tout-puissant, dans sa liberté divine, a voulu avoir besoin de nous, la réparation se comprend comme une libération des obstacles que nous mettons à l’expansion de son amour dans le monde, par notre manque de confiance, de gratitude et de don de soi.
L’offrande à l’Amour
195. Pour mieux réfléchir à ce mystère, nous sommes à nouveau aidés par la spiritualité lumineuse de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Elle savait que certaines personnes avaient développé une forme extrême de réparation, avec la bonne volonté de se donner pour les autres, qui consistait à s’offrir comme une sorte de “paratonnerre” pour que la justice divine s’accomplisse : « Je pensais aux âmes qui s’offrent comme victimes à la justice de Dieu afin de détourner et d’attirer sur elles les châtiments réservés aux coupables ». [209] Mais, si admirable que soit cette offrande, elle n’en était pas très convaincue : « J’étais loin de me sentir portée à la faire ». [210] Cette insistance sur la justice divine conduit finalement à penser que le sacrifice du Christ est incomplet ou partiellement efficace, ou que sa miséricorde n’est pas assez grande.
196. Avec son intuition spirituelle, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus découvre qu’il existe une autre façon de s’offrir selon laquelle il n’est pas nécessaire de satisfaire la justice divine mais de permettre à l’amour infini du Seigneur de se répandre sans entrave : « Ô mon Dieu, votre amour méprisé va-t-il rester en votre Cœur ? Il me semble que si vous trouviez des âmes s’offrant en Victimes d’holocauste à votre Amour, vous les consumeriez rapidement, il me semble que vous seriez heureux de ne point comprimer les flots d’infinie tendresse qui sont en vous ». [211]
197. Il n’y a rien à ajouter à l’unique sacrifice rédempteur du Christ, mais il est vrai que le refus de notre liberté ne permet pas au Cœur du Christ de répandre ses « flots de tendresse infinie » dans le monde. Et cela parce que le Seigneur lui-même veut respecter cette possibilité. Cela troublait sainte Thérèse de l’Enfant Jésus plus que la justice divine car, pour elle, la justice ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’amour. Nous avons vu qu’elle adorait toutes les perfections divines au travers de la miséricorde, et qu’elle les voyait ainsi transfigurées, rayonnantes d’amour. Elle disait : « La Justice même (et peut-être encore plus que toute autre) me semble revêtue d’amour ». [212]
198. C’est ainsi que naît son acte d’offrande, non pas à la justice divine, mais à l’Amour miséricordieux : « Je m’offre comme victime d’holocauste à votre Amour miséricordieux, vous suppliant de me consumer sans cesse, laissant déborder en mon âme les flots de tendresse infinie qui sont enfermés en vous, et qu’ainsi je devienne Martyre de votre Amour ». [213] Il est important de noter qu’il ne s’agit pas seulement, par une confiance totale, de permettre au Cœur du Christ de répandre la beauté de son amour dans son cœur, mais aussi de faire en sorte qu’il rejoigne les autres et transforme le monde à travers sa vie : « Dans le Cœur de l’Église, ma Mère, je serai l’Amour. [...] Ainsi mon rêve sera réalisé ». [214] Les deux aspects sont indissociables.
199. Le Seigneur accepta son offrande. Elle exprimera un peu plus tard son amour intense pour les autres et soutiendra qu’il provient du Cœur du Christ qui se prolonge à travers elle. C’est ainsi qu’elle écrira à Sœur Léonie : « Je t’aime mille fois plus tendrement que ne s’aiment des sœurs ordinaires, puisque je puis t’aimer avec le Cœur de notre Céleste Époux ». [215] Et quelque temps après, elle écrira à Maurice Bellière : « Ah ! Que je voudrais vous faire comprendre la tendresse du Cœur de Jésus, ce qu’Il attend de vous ». [216]
Intégrité et harmonie
200. Sœurs et frères, je propose que nous développions cette forme de réparation qui consiste, en définitive, à offrir au Cœur du Christ une nouvelle possibilité de répandre en ce monde les flammes de son ardente tendresse. S’il est vrai que la réparation implique le désir de compenser les outrages commis contre l’Amour incréé par les oublis ou les offenses, [217] le chemin le plus approprié est que notre amour donne au Seigneur une possibilité de s’étendre en échange de toutes ces fois où il a été rejeté ou nié. Cela se produit en allant au-delà de la simple “consolation” au Christ dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, et se traduit par des actes d’amour fraternel par lesquels nous guérissons les blessures de l’Église et du monde. De cette manière, nous offrons de nouvelles expressions de la puissance restauratrice du Cœur du Christ.
201. Les renoncements et les souffrances qu’exigent ces actes d’amour pour le prochain nous unissent à la Passion du Christ et, en souffrant avec le Christ en « cette crucifixion mystique dont parle l’Apôtre, nous recevrons les fruits plus abondants de propitiation et d’expiation, pour nous et pour les autres ». [218] Seul le Christ nous sauve par le don de Lui-même sur la Croix, seul il rachète car « Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour tous » ( 1 Tm 2, 5-6). La réparation que nous offrons est une participation que nous acceptons librement à son amour rédempteur et à son unique sacrifice. Ainsi, nous complétons dans notre chair « ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps qui est l’Église » ( Col 1, 24) et c’est le Christ lui-même qui prolonge à travers nous les effets de son don total d’amour.
202. Les souffrances sont souvent liées à notre ego blessé, mais c’est précisément l’humilité du Cœur du Christ qui nous montre le chemin de l’abaissement. Dieu a voulu venir à nous en s’humiliant, en se faisant petit. L’Ancien Testament nous l’enseigne à travers diverses métaphores montrant un Dieu qui entre dans la petitesse de l’histoire et se laisse rejeter par son peuple. Son amour se mêle à la vie quotidienne du peuple aimé et devient le mendiant d’une réponse, comme s’il demandait la permission de montrer sa gloire. D’autre part, « peut-être une seule fois Notre Seigneur Jésus a-t-il parlé de son cœur. C’était pour mettre en évidence sa douceur et son humilité, comme s’il signifiait que c’est seulement de cette manière qu’il veut conquérir l’homme ». [219] Lorsque le Christ dit : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » ( Mt 11, 29), il nous indique que « pour s’exprimer, il a besoin de notre petitesse, de notre abaissement ». [220]
203. Il est important de noter, dans ce que nous avons dit, plusieurs aspects inséparables. En effet, ces actes d’amour du prochain, avec les renoncements, les abnégations, les souffrances et les peines qu’ils comportent, remplissent cette fonction réparatrice lorsqu’ils sont nourris par la charité du Christ qui nous rend capables d’aimer comme Il a aimé. Et c’est de cette manière qu’Il aime et sert à travers nous. Si, d’un côté, il semble s’abaisser, s’humilier parce qu’Il a voulu montrer son amour à travers nos gestes, d’un autre côté son cœur est glorifié et manifeste toute sa grandeur dans les œuvres de miséricorde les plus simples. Un cœur humain qui fait place à l’amour du Christ par une confiance totale, et qui Lui permet de se déployer dans sa vie par son feu, devient capable d’aimer les autres comme Lui, en se faisant petit et proche de tous. C’est ainsi que le Christ se désaltère et répand glorieusement en nous et à travers nous les flammes de sa tendresse brûlante. Remarquons la belle harmonie de tout cela.
204. Enfin, pour comprendre cette dévotion dans toute sa richesse, il faut ajouter, en reprenant ce que nous avons dit sur sa dimension trinitaire, que la réparation au Christ en tant qu’être humain est offerte au Père par l’action de l’Esprit Saint en nous. Notre réparation au Cœur du Christ s’adresse donc en définitive au Père qui se réjouit de nous voir unis au Christ lorsque nous nous offrons par Lui, avec Lui et en Lui.
Rendre le monde amoureux
205. La proposition chrétienne est attrayante lorsqu’elle est vécue et manifestée dans son intégralité, non pas comme un simple refuge dans des sentiments religieux ou dans des rites somptueux. Quel culte serait rendu au Christ si nous nous contentions d’une relation individuelle, sans nous intéresser à aider les autres à moins souffrir et à mieux vivre ? Peut-on plaire au Cœur qui a tant aimé en restant dans une expérience religieuse intime, sans conséquences fraternelles et sociales ? Soyons honnêtes et lisons la Parole de Dieu dans son intégralité. Cependant, et pour cette même raison, il ne s’agit pas non plus d’œuvrer à une promotion sociale dépourvue de sens religieux qui, en fin de compte, voudrait donner à l’homme moins que ce que Dieu veut pour lui. C’est pourquoi nous devons conclure ce chapitre en rappelant la dimension missionnaire de notre amour pour le Cœur du Christ.
206. Saint Jean-Paul II, outre la dimension sociale de la dévotion au Cœur du Christ, a parlé de la « réparation qui est une coopération apostolique pour le salut du monde ». [221] De même, la consécration au Cœur du Christ « doit être envisagée en relation avec l’action missionnaire de l’Église, parce qu’elle répond au désir du Cœur de Jésus de répandre dans le monde, à travers les membres de son Corps, son dévouement total au Royaume ». [222] Par conséquent, à travers les chrétiens, « l’amour se répandra dans le cœur des hommes, pour que se construise le Corps du Christ qui est l’Église et que s’édifie aussi une société de justice, de paix et de fraternité ». [223]
207. Les flammes d’amour du Cœur du Christ se prolongent également dans l’œuvre missionnaire de l’Église qui porte l’annonce de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ. Saint Vincent de Paul l’a bien enseigné lorsqu’il invitait ses disciples à demander au Seigneur « ce cœur, ce cœur qui nous fait aller partout, ce cœur du Fils de Dieu, cœur de Notre-Seigneur, qui nous dispose à aller comme il irait [...] et nous envoie comme il envoie [les Apôtres] pour porter partout son feu ». [224]
208. Saint Paul VI, s’adressant aux Congrégations qui propageaient la dévotion au Sacré-Cœur, rappelait qu’ « il ne fait aucun doute que l’engagement pastoral et le zèle missionnaire brûleront plus intensément si les prêtres et les fidèles, pour propager la gloire de Dieu, contemplent l’exemple de l’amour éternel que le Christ nous a montré et orientent leurs efforts pour faire participer tous les hommes à l’insondable richesse du Christ ». [225] À la lumière du Sacré-Cœur, la mission devient une question d’amour, et le plus grand risque est que beaucoup de choses qui sont dites et faites dans cette mission ne parviennent pas à provoquer la rencontre heureuse avec l’amour du Christ qui embrasse et sauve.
209. La mission, comprise dans la perspective du rayonnement de l’amour du Cœur du Christ, a besoin de missionnaires amoureux, toujours captivés par le Christ et qui transmettent inlassablement cet amour qui a changé leur vie. Il leur sera alors pénible de perdre leur temps à discuter de questions secondaires ou à imposer des vérités et des règles. Leur souci majeur sera de communiquer ce qu’ils vivent, et surtout que d’autres puissent percevoir la bonté et la beauté du Bien Aimé à travers leurs pauvres tentatives. N’est-ce pas ce qui se passe avec toute personne amoureuse ? Prenons l’exemple des paroles par lesquelles Dante Alighieri, amoureux, tentait d’exprimer cette logique :
« Je dis qu’au seul penser de sa valeur
Amour en moi si doux se fait sentir,
que si alors je ne perdais courage
mon vers ferait les gens d’amour éprendre ». [226]
210. Parler du Christ, par le témoignage ou la parole, de telle manière que les autres n’aient pas à faire un grand effort pour l’aimer, voilà le plus grand désir d’un missionnaire de l’âme. Il n’y a pas de prosélytisme dans cette dynamique de l’amour : les paroles de l’amoureux ne dérangent pas, n’imposent pas, ne forcent pas. Elles poussent seulement les autres à se demander comment un tel amour est possible. Dans le plus grand respect de la liberté et de la dignité de l’autre, l’amoureux attend simplement qu’on lui permette de raconter cette amitié qui remplit sa vie.
211. Le Christ te demande, sans négliger la prudence et le respect, de ne pas avoir honte de reconnaître ton amitié pour Lui. Il te demande d’oser dire aux autres qu’il est bon pour toi de L’avoir rencontré : « Quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, moi aussi je me déclarerai pour lui devant mon Père qui est dans les cieux » (Mt 10, 32). Mais ce n’est pas une obligation pour le cœur aimant, c’est un besoin difficile à contenir : « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16). « C’était en mon cœur comme un feu dévorant, enfermé dans mes os. Je m’épuisais à le contenir, mais je n’ai pas pu » (Jr 20, 9).
En communion de service
212. Il ne faut pas penser à cette mission de communiquer le Christ comme s’il s’agissait d’une chose entre Lui et moi seuls. Elle se vit en communion avec la communauté et avec l’Église. Si nous nous éloignons de la communauté, nous nous éloignons aussi de Jésus. Si nous l’oublions et si nous ne nous en préoccupons pas, notre amitié avec Jésus se refroidit. Il ne faut jamais oublier ce secret. L’amour pour les frères de la communauté – religieuse, paroissiale, diocésaine, etc. – est comme un carburant qui alimente notre relation amicale avec Jésus. Les actes d’amour envers les frères et sœurs de la communauté peuvent être la meilleure et parfois la seule façon d’exprimer l’amour de Jésus-Christ aux autres. Le Seigneur lui-même le dit : « À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13, 35).
213. Cet amour devient un service communautaire. Je ne me lasserai pas de rappeler que Jésus l’a exprimé avec une grande clarté : « Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). Il te propose de le trouver là aussi, dans chaque frère et chaque sœur, surtout les plus pauvres, les plus méprisés et les plus abandonnés de la société. Quelles belles rencontres !
214. Par conséquent, si nous nous engageons à aider quelqu’un, cela ne signifie pas que nous oublions Jésus. Au contraire, nous le rencontrons d’une autre manière. Et lorsque nous essayons de relever et de guérir quelqu’un, Jésus est là, à nos côtés. En fait, il est bon de se rappeler qu’en envoyant ses disciples en mission, « le Seigneur agissait avec eux » (Mc 16, 20). Il est là, travaillant, luttant et faisant le bien avec nous. D’une manière mystérieuse, c’est son amour qui se manifeste par notre service, c’est lui qui parle au monde dans ce langage qui parfois n’a pas de mots.
215. Il t’envoie faire le bien et t’y pousse de l’intérieur. Pour cela, Il t’appelle par une vocation de service : tu feras le bien comme médecin, comme mère, comme professeur, comme prêtre. Où que tu sois, tu pourras sentir qu’Il t’appelle et t’envoie vivre cette mission sur terre. Il nous dit lui-même : « Je vous envoie » (Lc 10, 3). Cela fait partie de l’amitié avec Lui. Pour que cette amitié mûrisse, tu dois te laisser envoyer par Lui pour remplir une mission dans le monde, avec confiance, avec générosité, avec liberté, sans peur. Si tu t’enfermes dans ton confort, cela ne te donnera pas de sécurité. Les peurs, les tristesses et les angoisses apparaîtront toujours. Celui qui ne remplit pas sa mission sur terre ne peut pas être heureux. Il devient frustré. Alors laisse-toi envoyer, laisse-toi conduire par Lui, là où Il veut que tu ailles. N’oublie pas qu’Il t’accompagne. Il ne te jette pas dans l’abîme et ne t’abandonne pas à ton sort. Il te conduit et t’accompagne. Il a promis et Il tient sa promesse : « Je suis avec vous pour toujours » (Mt 28, 20).
216. En un sens, il faut être missionnaire à la manière des apôtres de Jésus et des premiers disciples. Ils sont allés proclamer l’amour de Dieu. Ils sont allés dire que le Christ est vivant et qu’il vaut la peine de le connaître. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus a vécu cela comme une partie inséparable de son offrande à l’Amour miséricordieux : « Je voulais donner à boire à mon Bien-aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes ». [227] Telle est aussi ta mission. Chacun la remplit à sa manière, et tu verras comment tu pourras être missionnaire. Jésus le mérite. Si tu l’oses, Il t’éclairera. Il t’accompagnera et te fortifiera, et tu vivras une expérience précieuse qui te fera beaucoup de bien. Peu importe que tu puisses voir des résultats, laisse cela au Seigneur qui travaille dans le secret des cœurs, mais ne cesse pas de vivre la joie d’essayer de communiquer l’amour du Christ aux autres.
CONCLUSION
217. Ce document nous a permis de découvrir que le contenu des encycliques sociales Laudato si’ et Fratelli tutti n’est pas étranger à notre rencontre avec l’amour de Jésus-Christ. En nous abreuvant de cet amour, nous devenons capables de tisser des liens fraternels, de reconnaître la dignité de tout être humain et de prendre soin ensemble de notre maison commune.
218. Aujourd’hui, tout s’achète et se paie, et il semble que le sens même de la dignité dépende de ce que l’on peut obtenir par le pouvoir de l’argent. Nous sommes pressés d’accumuler, de consommer et de nous distraire, prisonniers d’un système dégradant qui ne nous permet pas de voir au-delà de nos besoins immédiats et mesquins. L’amour du Christ est en dehors de cet engrenage pervers et Lui seul peut nous libérer de cette fièvre où il n’y a plus de place pour un amour gratuit. Il est en mesure de donner du cœur à cette terre et de réinventer l’amour, là où nous pensons que la capacité d’aimer est définitivement morte.
219. L’Église aussi en a besoin pour ne pas remplacer l’amour du Christ par des structures dépassées, des obsessions d’un autre âge, adoration de sa propre mentalité, des fanatismes de toutes sortes qui finissent par prendre la place de l’amour gratuit de Dieu qui libère, vivifie, réjouit le cœur et nourrit les communautés. Un fleuve qui ne s’épuise pas, qui ne passe pas, qui s’offre toujours de nouveau à qui veut aimer, continue de jaillir de la blessure du côté du Christ. Seul son amour rendra possible une nouvelle humanité.
220. Je prie le Seigneur Jésus-Christ que jaillissent pour nous tous de son saint Cœur ces fleuves d’eau vive qui guérissent les blessures que nous nous infligeons, qui renforcent notre capacité d’aimer et de servir, qui nous poussent à apprendre à marcher ensemble vers un monde juste, solidaire et fraternel. Et ce, jusqu’à ce que nous célébrions ensemble, dans la joie, le banquet du Royaume céleste. Le Christ ressuscité sera là, harmonisant nos différences par la lumière jaillissant inlassablement de son Cœur ouvert. Qu’il soit béni !
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 24 octobre 2024, en la douzième année de mon Pontificat.
François