«Dilexit nos», la quatrième encyclique de François sortie ce 24 octobre 2024, retrace la tradition et l’actualité de la pensée «sur l’amour humain et divin du cœur de Jésus Christ», invitant à renouveler sa dévotion authentique pour ne pas oublier la tendresse de la foi, la joie de se mettre au service et la ferveur de la mission: parce que le cœur de Jésus nous pousse à aimer et nous envoie vers nos frères.
Lettre Encyclique "Dilexit Nos"
du St Père François sur
l'Amour Humain et Divin du Coeur de Jésus-Christ :
(Paragraphes 81 à 156)
81. Benoît XVI a invité à reconnaître le Cœur du Christ comme une présence intime et quotidienne dans la vie de chacun : « Toute personne a besoin d’avoir un “centre” dans sa vie, une source de vérité et de bonté à laquelle puiser pour affronter les diverses situations et difficultés de la vie quotidienne. Chacun de nous, lorsqu’il fait silence, a besoin d’entendre non seulement les battements de son propre cœur, mais aussi, plus profondément, les battements d’une présence sûre, perceptible avec les sens de la foi et pourtant bien plus réelle : la présence du Christ, cœur du monde ». [73]
Approfondissement et actualité
82. L’image symbolique et expressive du Cœur du Christ n’est pas l’unique moyen que nous donne l’Esprit Saint pour rencontrer l’amour du Christ ; et elle aura toujours besoin d’être enrichie, éclairée et renouvelée par la méditation, la lecture de l’Évangile et la maturation spirituelle. Pie XII disait déjà que l’Église ne prétend pas que « dans le Cœur de Jésus l’on doive voir et adorer l’image dite formelle, c’est‑à‑dire le signe parfait et absolu de son amour divin, puisqu’il n’est pas possible d’en représenter l’essence intime d’une façon adéquate par une quelconque image créée ». [74]
83. La dévotion au Cœur du Christ est essentielle à notre vie chrétienne car elle signifie notre ouverture, pleine de foi et d’adoration, au mystère de l’amour divin et humain du Seigneur, au point que nous pouvons affirmer une fois de plus que le Sacré-Cœur est une synthèse de l’Évangile. [75] Nous devons rappeler que les croyants ne sont pas obligés de croire, comme s’il s’agissait de la Parole de Dieu, aux visions ou manifestations mystiques racontées par les saints qui ont proposé avec passion la dévotion au Cœur du Christ. [76] Ce sont de beaux stimuli qui peuvent motiver et faire beaucoup de bien, mais personne ne doit se sentir obligé de les suivre s’il ne trouve pas qu’ils l’aident à avancer dans sa vie spirituelle. Cependant, il est important de garder à l’esprit, comme Pie XII l’a déclaré, que l’on ne peut pas dire que ce culte « viendrait d’une révélation privée ». [77]
84. La proposition de la Communion eucharistique des premiers vendredis du mois, par exemple, était un message fort à une époque où de nombreuses personnes cessaient de recevoir la Communion parce qu’elles n’avaient pas confiance dans le pardon divin, dans sa miséricorde, et considéraient la Communion comme une sorte de prix pour les parfaits. Dans ce contexte janséniste, la promotion de cette pratique a fait beaucoup de bien, en aidant à reconnaître dans l’Eucharistie l’amour proche et gratuit du Cœur du Christ qui nous appelle à l’union avec Lui. Elle ferait beaucoup de bien également aujourd’hui pour une autre raison : parce qu’au milieu du tourbillon du monde actuel et de notre obsession pour les loisirs, la consommation et le divertissement, les téléphones et les réseaux sociaux, nous oublions de nourrir notre vie de la force de l’Eucharistie.
85. De même, personne ne doit se sentir obligé de faire une heure d’adoration le jeudi. Mais comment ne pas la recommander ? Lorsque quelqu’un vit cette pratique avec ferveur, avec de nombreux frères, et qu’il trouve dans l’Eucharistie l’amour du Cœur du Christ, « il adore avec l’Église le symbole et comme l’empreinte de la charité divine qui a été jusqu’à aimer le genre humain avec le Cœur du Verbe Incarné ». [78]
86. Cela était difficile à comprendre pour de nombreux jansénistes qui méprisaient tout ce qui était humain, affectif, corporel, et qui considéraient en fin de compte que cette dévotion nous éloigne de la pure adoration du Dieu du Très-Haut. Pie XII qualifia de « faux mysticisme » [79] cette attitude élitiste de certains groupes qui voyaient Dieu tellement haut, tellement séparé, tellement distant, qu’ils considéraient les expressions sensibles de la piété populaire comme dangereuses et nécessitant un contrôle ecclésiastique.
87. Plus encore qu’avec le jansénisme, on peut dire que nous sommes confrontés aujourd’hui à une forte avancée de la sécularisation qui aspire à un monde libéré de Dieu. En outre, diverses formes de religiosité privées de références à une relation personnelle avec un Dieu d’amour se multiplient dans la société, et sont de nouvelles manifestations d’une “spiritualité sans chair”. Cela est vrai. Mais je dois souligner qu’un dualisme janséniste préjudiciable renaît sous de nouveaux traits au sein même de l’Église. Il a acquis une nouvelle force au cours des dernières décennies. Il est une manifestation de ce gnosticisme qui ignorait la vérité du “salut de la chair” et qui fut dommageable à la spiritualité des premiers siècles de la foi chrétienne. C’est pourquoi je tourne mon regard vers le Cœur du Christ et je vous invite à renouveler votre dévotion. J’espère qu’elle pourra aussi toucher la sensibilité contemporaine et nous aider à faire face à ces dualismes anciens et nouveaux auxquels elle offre une réponse adéquate.
88. Je voudrais ajouter que le Cœur du Christ nous libère en même temps d’un autre dualisme : celui des communautés et des pasteurs qui se concentrent uniquement sur les activités extérieures, les réformes structurelles dépourvues d’Évangile, les organisations obsessionnelles, les projets mondains, les réflexions sécularisées, les propositions qui se présentent comme des prescriptions que l’on veut parfois imposer à tous. Il en résulte souvent un christianisme qui oublie la tendresse de la foi, la joie du dévouement au service, la ferveur de la mission de personne à personne, la fascination pour la beauté du Christ, la gratitude passionnée pour l’amitié qu’Il offre et pour le sens ultime qu’Il donne à la vie. Il s’agit d’une autre forme de transcendantalisme trompeur, tout aussi désincarné.
89. Ce sont ces maladies très actuelles, dont nous ne ressentons même pas le désir de guérir lorsque nous nous sommes laissés piéger, qui me poussent à proposer à toute l’Église un nouveau développement sur l’amour du Christ représenté dans son saint Cœur. Là nous rencontrons la totalité de l’Évangile, là se résume la vérité à laquelle nous croyons, là se trouve ce que nous adorons et cherchons dans la foi, là se trouve ce dont nous avons le plus besoin.
90. Devant le Cœur du Christ il est possible de revenir à la synthèse incarnée de l’Évangile et de vivre ce que je proposais il y a peu, en rappelant la chère sainte Thérèse de l’Enfant Jésus : « L’attitude la plus appropriée est de placer la confiance du cœur hors de soi-même, en la miséricorde infinie d’un Dieu qui aime sans limites et qui a tout donné sur la Croix de Jésus-Christ ». [80] Elle a vécu cela intensément parce qu’elle avait découvert dans le cœur du Christ que Dieu est amour : « À moi Il a donné sa Miséricorde infinie, et c’est à travers elle que je contemple et adore les autres perfections Divines ». [81] C’est pourquoi la prière la plus populaire, adressée comme une flèche au Cœur du Christ, dit simplement : « J’ai confiance en toi ». [82] Aucune autre parole n’est nécessaire.
91. Dans les chapitres suivants, nous allons souligner deux aspects fondamentaux que la dévotion au Sacré-Cœur doit réunir aujourd’hui pour continuer à nous nourrir et à nous rapprocher de l’Évangile : l’expérience spirituelle personnelle et l’engagement communautaire et missionnaire.
IV
L’AMOUR QUI DONNE À BOIRE
92. Revenons aux Saintes Écritures, les textes inspirés qui sont le lieu principal où nous trouvons la Révélation. En elles et dans la Tradition vivante de l’Église, se découvre ce que le Seigneur lui-même a voulu nous dire tout au long de l’histoire. À la lecture des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, nous recueillerons quelques-uns des effets de cette Parole au cours du long cheminement spirituel du Peuple de Dieu.
Soif de l’amour de Dieu
93. Selon la Bible, une abondance d’eau vivifiante était annoncée au peuple errant dans le désert et attendant la délivrance : « Dans l’allégresse vous puiserez de l’eau aux sources du salut » (Is 12, 3). Les annonces messianiques prennent la forme d’une source d’eau purificatrice : « Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés [...]. Je mettrai en vous un esprit nouveau » (Ez 36, 25-26). Cette eau redonnera au peuple une plénitude d’existence, telle une source qui jaillira du Temple et répandra la vie et la santé sur son passage : « Voici qu’au bord du torrent il y avait une quantité d’arbres de chaque côté [...]. Partout où passera le torrent, tout être vivant qui y fourmille vivra [...] car là où cette eau pénètre, elle assainit, et la vie se développe partout où va le torrent » (Ez 47, 7. 9).
94. La fête juive des Tentes ( Souccot), qui commémorait les quarante années passées dans le désert, avait progressivement pris le symbole de l’eau comme élément central, avec le rite d’une offrande d’eau chaque matin qui devenait très solennel le dernier jour de la fête : une grande procession se rendait au Temple où, à la fin, on faisait sept fois le tour de l’autel, et l’eau était offerte à Dieu au milieu d’un grand vacarme. [83]
95. L’annonce des temps messianiques se présentait comme une source ouverte pour le peuple : « Je répandrai sur la maison de David et sur l’habitant de Jérusalem un esprit de grâce et de supplication, et ils regarderont vers moi, celui qu’ils ont transpercé [...]. En ce jour-là, il y aura une fontaine ouverte pour David et pour les habitants de Jérusalem, pour laver péché et souillure » (Za 12, 10 ; 13, 1).
96. Un côté transpercé, une fontaine ouverte, un esprit de grâce et de prière. Les premiers chrétiens ont inévitablement vu cette promesse s’accomplir dans le côté transpercé du Christ, la source d’où jaillit la vie nouvelle. En parcourant l’Évangile de Jean, nous voyons comment la prophétie s’est accomplie dans le Christ. Nous contemplons son côté ouvert d’où jaillit l’eau de l’Esprit : « Un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau » (Jn 19, 34). L’évangéliste ajoute ensuite : « Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé » (Jn 19, 37). Il reprend ainsi l’annonce du prophète qui promettait au peuple une source ouverte à Jérusalem lorsqu’ils regarderaient celui qu’ils auraient transpercé (cf. Za 12, 10). La source ouverte, c’est le côté blessé de Jésus-Christ.
97. Nous constatons que l’Évangile situe ce moment sacré précisément « le dernier jour de la fête » des Tentes (Jn 7, 37). Jésus proclame au peuple qui célèbre la grande procession : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive. […] De son sein couleront des fleuves d’eau vive » (Jn 7, 37.38). C’est pour cela que son « heure » devait venir, car Jésus « n’avait pas encore été glorifié » (Jn 7, 39). Tout s’accomplira dans la fontaine débordante de la Croix.
98. Dans le livre de l’Apocalypse, le Transpercé réapparaît : « Chacun le verra, même ceux qui l’ont transpercé » (Ap 1, 7) ; tout comme la fontaine ouverte : « Que l’homme assoiffé s’approche, que l’homme de désir reçoive l’eau de la vie, gratuitement » (Ap 22, 17).
99. Le côté transpercé est en même temps le siège de l’amour, un amour que Dieu a déclaré à son peuple avec des paroles si variées qu’il vaut la peine de les rappeler :
« Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » (Is 43, 4).
« Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles? Même si les femmes oubliaient, moi, je ne t’oublierai pas. Vois, je t’ai gravée sur les paumes de mes mains » (Is 49, 15-16).
« Les montagnes peuvent s’écarter et les collines chanceler, mon amour ne s’écartera pas de toi, mon alliance de paix ne chancellera pas » (Is 54, 10).
« D’un amour éternel je t’ai aimée, aussi t’ai-je maintenu ma faveur » (Jr 31, 3).
« Ton Dieu est au milieu de toi, héros sauveur ! Il exultera pour toi de joie, il te renouvellera par son amour ; il dansera pour toi avec des cris de joie » (So 3, 17).
100. Le prophète Osée va jusqu’à parler du cœur de Dieu qui « les menait avec des attaches humaines, avec des liens d’amour » (Os 11, 4). À cause de cet amour méprisé, il pouvait dire : « Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent » (Os 11,
. Mais la miséricorde l’emportera toujours (cf. Os 11, 9), elle atteindra sa plus haute expression dans le Christ, parole ultime d’amour.
101. Dans le Cœur transpercé du Christ se concentrent, inscrites dans la chair, toutes les expressions d’amour des Écritures. Il ne s’agit pas d’un amour simplement déclaré, mais son côté ouvert est source de vie pour celui qui est aimé, il est cette fontaine qui étanche la soif de son peuple. Comme l’a enseigné saint Jean-Paul II, « les éléments essentiels de cette dévotion appartiennent aussi de façon permanente à la spiritualité de l’Église au long de son histoire ; car, dès le début, l’Église a porté son regard vers le Cœur du Christ transpercé sur la croix ». [84]
Résonances de la Parole dans l’histoire
102. Voyons quelques-uns des effets que cette Parole de Dieu a produits dans l’histoire de la foi chrétienne. Plusieurs Pères de l’Église, particulièrement en Asie Mineure, ont mentionné la blessure du côté de Jésus comme l’origine de l’eau de l’Esprit : la Parole, sa grâce et les sacrements qui la communiquent. La force des martyrs provient de la « source de vie qui jaillit du corps du Christ » [85] ou, comme le traduit Rufin, des « sources célestes et éternelles qui sortent du sein du Christ ». [86] Nous, les croyants qui sommes renés de l’Esprit, nous venons de cette grotte du rocher : « Nous avons été extraits du sein du Christ ». [87] Son côté blessé, que nous interprétons comme son cœur, est rempli de l’Esprit Saint, et des fleuves d’eau vive proviennent de lui : « La source de l’Esprit saint tout entier demeure dans le Christ ». [88] Mais l’Esprit que nous recevons ne nous éloigne pas du Seigneur ressuscité, au contraire il nous remplit de Lui, car en buvant l’Esprit, nous buvons le Christ lui-même : « Bois le Christ car Il est le rocher d’où l’eau a coulé, bois le Christ car Il est la source de la vie ; bois le Christ car Il est le fleuve dont le jaillissement réjouit la cité de Dieu ; bois le Christ car Il est la paix ; bois le Christ car de son sein coulent des fleuves d’eau vive ». [89]
103. Saint Augustin a ouvert la voie à la dévotion au Sacré-Cœur en tant que lieu de rencontre personnelle avec le Seigneur. Pour lui, la poitrine du Christ n’est pas seulement la source de la grâce et des sacrements, mais elle la personnalise en la présentant comme symbole de l’union intime avec Lui, comme lieu de la rencontre d’amour. Là se trouve l’origine de la sagesse la plus précieuse qui consiste à Le connaître. Augustin écrit en effet que Jean, le bien-aimé, lorsqu’il pencha la tête sur la poitrine de Jésus, s’approcha du lieu secret de la sagesse. [90] Il ne s’agit pas de la simple contemplation intellectuelle d’une vérité théologique. Saint Jérôme explique qu’une personne capable de contempler « ne jouit pas de la beauté des cours d’eau, mais boit l’eau vive du côté du Seigneur ». [91]
104. Saint Bernard reprend le symbolisme du côté transpercé du Seigneur en le comprenant explicitement comme une révélation et un don de l’amour de son Cœur. À travers la blessure, le grand mystère de l’amour et de la miséricorde devient accessible et nous pouvons le faire nôtre : « Je prends avec confiance ce qui me manque dans les entrailles du Seigneur, car elles débordent de miséricorde et ne manquent pas d’ouverture par où jaillir. Ils lui ont percé les mains et les pieds, et ils lui ont perforé le côté. À travers ces fissures, je peux boire le miel du rocher et l’huile de la pierre la plus dure, autrement dit goûter et voir comme est bon le Seigneur [...]. Le fer a transpercé son âme, et son cœur s’est fait proche : il n’est plus incapable de comprendre mes faiblesses. Les blessures ouvertes dans son corps nous révèlent le secret de son cœur, elles nous font contempler le grand mystère de la compassion ». [92]
105. Ceci réapparaît de manière particulière chez Guillaume de Saint-Thierry qui nous invite à entrer dans le Cœur de Jésus nous nourrissant à son sein. [93] Ce n’est pas surprenant si l’on se souvient que, pour cet auteur, « l’art des arts c’est l’art de l’amour […]. L’amour est suscité par le Créateur de la nature. L’amour est une force de l’âme qui, comme par un poids naturel, la conduit à sa place et à son but ». [94] Le cœur du Christ est le lieu où l’amour règne en plénitude : « Seigneur, où conduis-tu ceux que tu embrasses et serres dans tes bras, sinon à ton cœur ? Ton cœur, Jésus, est la douce manne de ta divinité (cf. He 9, 4) que tu conserves en toi dans le vase d’or de ton âme qui dépasse toute connaissance. Heureux ceux qui y sont portés par ton étreinte. Heureux ceux qui, plongés dans ces profondeurs, ont été cachés par Toi dans le secret de ton cœur ». [95]
106. Saint Bonaventure réunit les deux lignes spirituelles autour du Cœur du Christ. Tout en le présentant comme la source des sacrements et de la grâce, il propose que cette contemplation devienne une relation d’amitié, une rencontre personnelle d’amour.
107. D’un côté, il nous aide à reconnaître la beauté de la grâce et des sacrements qui jaillissent de cette source de vie qu’est le côté blessé du Seigneur : « Afin que, du côté du Christ endormi sur la Croix, l’Église soit formée et que s’accomplisse l’Écriture qui dit : “Ils verront Celui qu’ils ont transpercé”, il fut accordé, par une disposition divine, qu’un des soldats ouvrit de sa lance ce côté sacré et le perfora entièrement, au point de faire couler le sang et l’eau en répandant le prix de notre salut qui, depuis la source – le secret de son cœur –, donnerait à profusion leur puissance aux sacrements de l’Église pour conférer la vie de la grâce, et serait désormais, pour ceux qui vivraient dans le Christ, une coupe [puisée à] la source vive qui jaillit pour la vie éternelle ». [96]
108. Il nous invite ensuite à faire un pas de plus afin que l’accès à la grâce ne devienne pas une chose magique, ni une sorte d’émanation néo-platonicienne, mais une relation directe avec le Christ en demeurant dans son cœur. En effet, celui qui boit est un ami du Christ, un cœur qui aime : « Lève-toi donc, âme amie du Christ et sois la colombe qui fait son nid dans le mur d’une grotte, sois le moineau qui a trouvé une maison et ne cesse de la garder, sois la tourterelle qui cache les petits de son chaste amour dans cette ouverture sacrée ». [97]
La diffusion de la dévotion au Cœur du Christ
109. Le côté blessé, où réside l’amour du Christ et d’où jaillit la vie de la grâce a, peu à peu, pris la forme du cœur, surtout dans la vie monastique. Nous savons que le culte du Cœur du Christ ne s’est pas manifesté de la même manière au cours de l’histoire et que les aspects développés à l’époque moderne, liés à diverses expériences spirituelles, ne peuvent être extrapolés des formes médiévales et encore moins des formes bibliques dans lesquelles nous pouvons entrevoir des germes de ce culte. Cependant, l’Église aujourd’hui ne néglige rien du bien que l’Esprit Saint nous a donné au cours des siècles, sachant qu’il sera toujours possible de reconnaître un sens plus clair et plus complet à certains détails de la dévotion, ou d’en comprendre et d’en dévoiler de nouveaux aspects.
110. Plusieurs saintes femmes ont raconté des expériences de rencontre avec le Christ, caractérisées par le repos dans le Cœur du Seigneur, source de vie et de paix intérieure. C’est le cas de sainte Lutgarde, de sainte Mechtilde de Hackeborn, de sainte Angèle de Foligno, de Julienne de Norwich, entre autres. Sainte Gertrude de Helfta, moniale cistercienne, a raconté un moment de prière au cours duquel elle posa sa tête sur le Cœur du Christ et entendit ses battements. Dans un dialogue avec saint Jean l’Évangéliste, elle lui demande pourquoi il n’a pas parlé dans son Évangile de ce qu’il avait ressenti lorsqu’il avait fait la même expérience. Gertrude conclut que « la douce éloquence de ces battements est réservée aux temps actuels, afin qu’en les écoutants le monde, déjà vieilli et engourdi dans son amour envers Dieu, puisse retrouver sa ferveur ». [98] Pourrions-nous y voir une affirmation pour notre époque, un appel à reconnaître combien ce monde est devenu “vieux” et a besoin de percevoir le message toujours nouveau de l’amour du Christ ? Sainte Gertrude et sainte Mechtilde ont été considérées comme les « confidentes les plus intimes du Sacré-Cœur ». [99]
111. Les chartreux, encouragés surtout par Ludolphe de Saxe, ont trouvé dans la dévotion au Sacré-Cœur un moyen de remplir d’affection et de proximité leur relation avec Jésus-Christ. Celui qui entre par la blessure de son cœur est enflammé d’affection. Sainte Catherine de Sienne écrivait qu’on ne peut être témoin des souffrances endurées par le Seigneur, mais le Cœur ouvert du Christ nous offre la possibilité d’une rencontre réelle et personnelle avec beaucoup d’amour : « J’ai voulu que vous voyiez le secret de mon cœur, en vous le montrant ouvert afin que vous voyiez que je vous aimais plus que ne pouvait le montrer la souffrance finie ». [100]
112. La dévotion au Cœur du Christ a progressivement dépassé la vie monastique et a rempli la spiritualité de saints maîtres, prédicateurs et fondateurs de congrégations religieuses qui l’ont répandue dans les régions les plus reculées de la terre. [101]
113. L’initiative de saint Jean Eudes est particulièrement intéressante. « Après avoir mené avec ses missionnaires, à Rennes, une mission très fervente, il réussit à faire approuver par l’évêque de ce diocèse la célébration de la fête du Cœur adorable de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’était la première fois que cette fête était officiellement autorisée dans l’Église. Par la suite, les évêques de Coutances, d’Évreux, de Bayeux, de Lisieux et de Rouen autorisèrent la même fête pour leurs diocèses respectifs entre 1670 et 1671 ». [102]
Saint François de Sales
114. À l’époque moderne, la contribution de saint François de Sales est à souligner. Il a souvent contemplé le Cœur ouvert du Christ qui nous invite à y demeurer dans une relation personnelle d’amour où les mystères de la vie sont éclairés. On peut voir dans la pensée de ce saint Docteur comment, face à une morale rigoriste et à une religiosité de simple observance, le Cœur du Christ se présente comme un appel à la pleine confiance en l’action mystérieuse de sa grâce. Il l’exprime ainsi dans une proposition à la Baronne de Chantal : « Il m’est bien d’avis que nous ne demeurerons plus en nous-mêmes, […] nous nous logerons pour jamais dans le côté percé du Sauveur ; car, sans lui, non seulement nous ne pouvons, mais quand nous pourrions, nous ne voudrions rien faire ». [103]
115. Pour lui, la dévotion est loin de devenir une forme de superstition ou une objectivation indue de la grâce ; elle est une invitation à la relation personnelle où chaque personne se sent unique devant le Christ, prise en compte dans sa réalité irremplaçable, pensée par le Christ et valorisée de manière directe et exclusive : « Ce cœur très adorable et très aimable de notre Maître tout ardent de l’amour qu’Il nous porte, cœur auquel nous verrons tous nos noms inscrits […]. Ce sera un sujet de très grande consolation que nous soyons si chèrement aimés de Notre Seigneur qu’Il nous porte toujours en son cœur ». [104] Ce nom propre écrit dans le Cœur du Christ est la manière dont Saint François de Sales veut symboliser jusqu’à quel point l’amour du Christ pour chacun n’est pas générique ni abstrait, mais personnel, où le croyant se sent valorisé et reconnu pour lui-même : « Que ce Ciel est beau maintenant que le Sauveur y sert de soleil, et la poitrine d’icelui d’une source d’amour de laquelle les bienheureux boivent à souhait ! Chacun se va regarder là-dedans et y voit son nom écrit d’un caractère d’amour que le seul amour peut lire, et que le seul amour a gravé. Dieu, ma chère fille, les nôtres n’y seront-ils pas ? Si seront sans doute ; car bien que notre cœur n’a pas l’amour, il y a néanmoins le désir de l’amour ». [105]
116. Il considère cette expérience comme fondamentale pour une vie spirituelle qui place cette conviction parmi les grandes vérités de la foi : « Oui, ma très chère fille, Il pense en vous ; et non seulement en vous, mais au moindre cheveu de votre tête : c’est un article de foi et n’en faut nullement douter ». [106] La conséquence est que le croyant devient capable de s’abandonner complètement dans le Cœur du Christ où il trouve repos, consolation et force : « Ô Dieu ! Quel bonheur d’être ainsi entre les bras et les mamelles du Sauveur. […] Demeurez ainsi, chère fille ; et comme un autre petit saint Jean, tandis que les autres mangent à la table du Sauveur diverses viandes, reposez et penchez par une toute simple confiance votre tête, votre âme, votre esprit sur la poitrine amoureuse de ce cher Seigneur ». [107] « J’espère que vous serez dans la caverne de la tourterelle et au côté percé de notre cher Sauveur. [...] Que ce Seigneur est bon, ma chère fille, que son cœur est aimable ! Demeurons là en ce saint domicile ». [108]
117. Mais, fidèle à son enseignement sur la sanctification dans la vie ordinaire, il propose que cela soit vécu au milieu des activités, des tâches et des devoirs quotidiens : « Vous me demandez comment les âmes qui sont attirées en l’oraison à cette sainte simplicité et ce parfait abandonnement à Dieu se doivent conduire en toutes leurs actions ? Je réponds que, non seulement en l’oraison, mais en la conduite de toute leur vie, elles doivent marcher invariablement en esprit de simplicité, abandonnant et remettant toute leur âme, leurs actions et leurs succès au bon plaisir de Dieu, par un amour de parfaite et très absolue confiance, se délaissant à la merci et au soin de l’amour éternel que la divine Providence a pour elles ». [109]
118. Pour toutes ces raisons, lorsqu’il s’agit de penser à un symbole qui puisse résumer sa proposition de vie spirituelle, il conclut : « J’ai pensé, ma chère Mère, si vous en êtes d’accord, qu’il nous faut prendre pour armes un unique cœur percé de deux flèches enfermé dans une couronne d’épines ». [110]
Une nouvelle déclaration d’amour
119. Les événements de Paray-le-Monial, à la fin du XVII ème siècle, se sont déroulés sous l’influence salutaire de cette spiritualité salésienne. Sainte Marguerite-Marie Alacoque a fait le récit d’importantes apparitions entre la fin de décembre 1673 et juin 1675. De la première grande apparition, ressort essentiellement une déclaration d’amour. Jésus dit : « Mon divin Cœur est si passionné d’amour pour les hommes, et pour toi en particulier, que, ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu’il les répande par ton moyen et qu’il se manifeste à eux pour les enrichir de ses précieux trésors que je te découvre ». [111]
120. Sainte Marguerite-Marie résume cela avec force et ferveur : « Il me découvrit les merveilles de son amour et les secrets inexplicables de son Sacré Cœur qu’Il m’avait toujours tenus cachés, jusqu’alors qu’Il me l’ouvrit pour la première fois, mais d’une manière si effective et sensible qu’Il ne me laissa aucun lieu d’en douter ». [112] Dans les déclarations suivantes, la beauté de ce message est réaffirmée : « Il me découvrit les merveilles inexplicables de son pur amour, et jusqu’à quel excès il l’avait porté d’aimer les hommes ». [113]
121. Cette reconnaissance intense de l’amour de Jésus-Christ que sainte Marguerite-Marie nous a transmise nous offre de précieux stimulants pour notre union avec Lui. Cela ne signifie pas que nous nous sentions obligés d’accepter ou d’assumer tous les détails de cette proposition spirituelle, où, comme c’est souvent le cas, l’action divine est mêlée à des éléments humains liés à nos désirs, à nos préoccupations et à nos images intérieures. [114] Il faut toujours la relire à la lumière de l’Évangile et de la riche tradition spirituelle de l’Église, en reconnaissant tout le bien qu’elle a fait à tant de sœurs et de frères. Cela nous permet de reconnaître les dons de l’Esprit Saint dans cette expérience de foi et d’amour. Plus que les détails, le noyau du message qui nous est transmis peut se résumer dans ces mots que sainte Marguerite-Marie a entendus : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes, qu’Il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ». [115]
122. Cette manifestation est une invitation à grandir dans la rencontre avec le Christ grâce à une confiance sans réserve, jusqu’à atteindre une union pleine et définitive : « Il faut que ce divin Cœur de Jésus soit tellement substitué en la place du nôtre que Lui seul vive et agisse en nous et pour nous ; que sa volonté […] puisse agir absolument sans résistance de notre part ; et enfin que ses affections, ses pensées et ses désirs soient en la place des nôtres, mais surtout son amour, qui s’aimera Lui-même en nous et pour nous. Et ainsi, cet aimable Cœur nous étant tout en toute chose, nous pourrons dire avec saint Paul que nous ne vivons plus, mais que c’est Lui qui vit en nous ». [116]
123. Elle présente dans le premier message reçu cette expérience de manière plus personnelle, plus concrète, pleine de feu et de tendresse : « Il me demanda mon cœur, lequel je le suppliai de prendre, ce qu’Il fit, et le mit dans le sien adorable, dans lequel Il me le fit voir comme un petit atome qui se consommait dans cette ardente fournaise ». [117]
124. À un autre moment, nous constatons que celui qui se donne à nous c’est le Christ ressuscité, plein de gloire, de vie et de lumière. Certes, Il parle ailleurs des souffrances endurées pour nous et de l’ingratitude qu’Il reçoit ; mais ici ce ne sont ni le sang ni les blessures souffrantes qui ressortent, mais la lumière et le feu du Vivant. Les plaies de la Passion ne disparaissent pas mais sont transfigurées. Le Mystère pascal est ainsi exprimé dans son intégralité : « Et une fois, entre les autres, que le saint Sacrement était exposé, […] Jésus-Christ, mon doux Maître, se présenta à moi, tout éclatant de gloire avec ses cinq plaies brillantes comme cinq soleils, et de cette sacrée humanité sortaient des flammes de toutes parts, mais surtout de son adorable poitrine qui ressemblait une fournaise; et s’étant ouverte, me découvrit son tout aimant et tout aimable Cœur qui était la vive source de ces flammes. Ce fut alors qu’Il me découvrit les merveilles inexplicables de son pur amour, et jusqu’à quel excès il l’avait porté, d’aimer les hommes, dont Il ne recevait que des ingratitudes et méconnaissances ». [118]
Saint Claude de La Colombière
125. Lorsque saint Claude de La Colombière prend connaissance des expériences de sainte Marguerite-Marie, il s’en fait immédiatement le défenseur et le diffuseur. Il a joué un rôle particulier dans la compréhension et la diffusion de cette dévotion au Sacré-Cœur, mais aussi dans son interprétation à la lumière de l’Évangile.
126. Certaines expressions de sainte Marguerite-Marie mal comprises pourraient conduire à une trop grande confiance dans les sacrifices et offrandes personnels. Or, saint Claude montre que la contemplation du Cœur du Christ, si elle est authentique, ne provoque pas de complaisance en soi-même ni de vaine gloire dans les expériences ou les efforts humains, mais un abandon indescriptible dans le Christ qui remplit la vie de paix, de sécurité et de résolutions. Cette confiance absolue, il l’a très bien exprimée dans une célèbre prière :
« Pour moi, mon Dieu je suis si persuadé que vous veillez sur ceux qui espèrent en vous, je suis si persuadé qu’on ne peut manquer de rien quand on attend tout de vous, que j’ai résolu de vivre à l’avenir sans aucun souci, et de me décharger sur vous de toutes mes inquiétudes […]. Jamais je ne perdrai mon espérance, je la conserverai jusqu’au dernier moment de ma vie et tous les démons de l’enfer feront à ce moment de vains efforts pour me l’arracher […]. Que les uns attendent leur bonheur ou de leurs richesses, ou de leurs talents ; que les autres s’appuient ou sur l’innocence de leur vie, ou sur la rigueur de leurs pénitences, ou sur le nombre de leurs aumônes, ou sur la ferveur de leurs prières, […] pour moi, Seigneur, toute ma confiance, c’est ma confiance même : cette confiance ne trompe jamais personne […]. Je suis donc assuré que je serai éternellement heureux, parce que j’espère fermement de l’être, et que c’est de vous, ô mon Dieu, que je l’espère ». [119]
127. Saint Claude écrit une note en janvier 1677, précédée de quelques lignes évoquant la certitude qu’il a de sa mission : « J’ai reconnu que Dieu voulait que je le servisse en procurant l’accomplissement de ses désirs touchant la dévotion qu’Il a suggérée à une personne à qui Il se communique fort confidemment, et pour laquelle Il a bien voulu se servir de ma faiblesse ». [120]
128. Il est important de noter comment, dans la spiritualité de La Colombière, se trouve une belle synthèse entre la riche et magnifique expérience spirituelle de sainte Marguerite-Marie et la contemplation très concrète des Exercices ignatiens. Il écrit au début de la troisième semaine du mois des Exercices : « Deux choses m’ont extrêmement touché. La première, c’est la disposition avec laquelle Jésus-Christ alla au-devant de ceux qui le cherchaient […]. Son cœur est plongé dans une horrible amertume, toutes les passions sont déchainées au-dedans de lui, toute la nature est déconcertée, et à travers tous ces désordres, toutes ces tentations, le cœur se porte droit à Dieu, ne fait pas un faux pas, ne balance point à prendre le parti que la vertu et la plus haute vertu lui suggère […]. La seconde chose, c’est la disposition de ce même cœur à l’égard de Judas qui le trahissait, des Apôtres qui l’abandonnaient lâchement, des Prêtres et des autres qui étaient les auteurs de la persécution qu’il souffrait ; il est certain que tout cela ne fut pas capable d’exciter en lui le moindre ressentiment de haine ou d’indignation […]. Je me représente donc ce cœur sans fiel, sans aigreur, plein d’une véritable tendresse pour ses ennemis ». [121]
Saint Charles de Foucauld et Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus
129. Saint Charles de Foucauld et Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ont involontairement remodelé certains éléments de la dévotion au Cœur du Christ, nous aidant à la comprendre, toujours plus fidèlement à l’Évangile. Voyons comment cette dévotion s’est exprimée dans leur vie. Dans le prochain chapitre, nous reviendrons à eux pour montrer l’originalité de la dimension missionnaire qu’ils ont tous deux développée de manière différente.
Iesus Caritas
130. Saint Charles de Foucauld visitait un jour à Louÿe le Saint Sacrement avec sa cousine, Madame de Bondy, et elle lui montra une image du Sacré-Cœur. [122] Cette cousine joua un rôle déterminant dans la conversion de Charles, comme il le reconnaît lui-même : « Puisque le Bon Dieu vous a fait le premier instrument de ses miséricordes à mon égard, c’est de vous qu’elles découlent toutes : si vous ne m’aviez pas converti, ramené à Jésus, appris petit à petit, comme mot à mot tout ce qui est pieux et bon, en serais-je là aujourd’hui? ». [123] Mais ce qu’elle éveilla en lui, c’est la conscience brûlante de l’amour de Jésus. Tout était là, c’était le plus important. Et cela se focalisa en particulier sur la dévotion au Cœur du Christ où il découvrit une miséricorde sans limites : « Espérons dans la miséricorde infinie de Celui dont vous m’avez fait connaître le Sacré-Cœur ». [124]
131. Ensuite, son directeur spirituel, l’abbé Henri Huvelin, l’aida à approfondir ce précieux mystère : « Ce cœur béni dont vous m’avez parlé si souvent ». [125] Le 6 juin 1889, Charles se consacra au Sacré-Cœur où il trouva un amour très tendre et très absolu. Il dit au Christ : « Vous m’avez tellement comblé de bienfaits qu’il me semble que ce serait être ingrat envers votre cœur que de ne pas croire qu’il est prêt à me combler de tout bien, si grand qu’il soit, et que son amour comme sa libéralité sont sans mesure ». [126] Il sera le premier ermite « sous le nom du Sacré-Cœur ». [127]
132. Le 17 mai 1906, le jour même où frère Charles, seul, ne peut plus célébrer la messe, il écrit avoir promis : « Laisser vivre en moi le cœur de Jésus, pour que ce ne soit plus moi qui vive, mais le Cœur de Jésus qui vive en moi, comme il vivait à Nazareth ». [128] Son amitié avec Jésus, cœur à cœur, n’avait rien d’une dévotion intimiste. Elle était la racine de cette vie dépouillée de Nazareth par laquelle Charles voulait imiter le Christ et se configurer à Lui. Cette tendre dévotion au Cœur du Christ eut des conséquences très concrètes sur son mode de vie, et son Nazareth s’est nourri de cette relation très personnelle avec le Cœur du Christ.
Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus
133. Comme saint Charles de Foucauld, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus a respiré l’immense dévotion qui inonda la France au XIXème siècle. L’abbé Pichon, considéré comme un grand apôtre du Sacré-Cœur, était le directeur spirituel de sa famille. Une des sœurs de Thérèse prit comme nom de religion “Marie du Sacré-Cœur” et le monastère dans lequel la sainte entra était voué au Sacré-Cœur. Cependant, sa dévotion prit certaines caractéristiques propres, au-delà des formes dans lesquelles elle s’exprimait à l’époque.
134. À quinze ans, elle trouva une manière de résumer sa relation avec Jésus : « Celui dont le cœur battait à l’unisson du mien ». [129] Deux ans plus tard, lorsqu’on lui parla d’un cœur couronné d’épines, elle écrivit dans une lettre : « Tu sais, moi je ne vois pas le Sacré-Cœur comme tout le monde, je pense que le cœur de mon époux est à moi seule, comme le mien est à lui seul et je lui parle alors dans la solitude de ce délicieux cœur à cœur en attendant de le contempler un jour face à face ». [130]
135. Dans une poésie, elle exprime le sens de sa dévotion, faite plus d’amitié et de confiance que de sécurité dans ses propres sacrifices :
« J’ai besoin d’un cœur brûlant de tendresse
Restant mon appui sans aucun retour
Aimant tout en moi, même ma faiblesse…
Ne me quittant pas, la nuit et le jour. [...]
Il me faut un Dieu prenant ma nature
Devenant mon frère et pouvant souffrir ! [...]
Ah ! je le sais bien, toutes nos justices
N’ont devant tes yeux aucune valeur [...].
Et moi je choisis pour mon purgatoire
Ton Amour brûlant, ô Cœur de mon Dieu ». [131]
136. Le texte le plus important pour comprendre le sens de sa dévotion au Cœur du Christ est sans doute la lettre qu’elle écrivit, trois mois avant sa mort, à son ami Maurice Bellière : « Lorsque je vois Madeleine s’avancer devant les nombreux convives, arroser de ses larmes les pieds de son Maître adoré, qu’elle touche pour la première fois ; je sens que son cœur a compris les abîmes d’amour et de miséricorde du Cœur de Jésus, et que toute pécheresse qu’elle est ce Cœur d’amour est non seulement disposé à lui pardonner, mais encore à lui prodiguer les bienfaits de son intimité divine, à l’élever jusqu’aux plus hauts sommets de la contemplation. Ah ! mon cher petit Frère, depuis qu’il m’a été donné de comprendre aussi l’amour du Cœur de Jésus, je vous avoue qu’il a chassé de mon cœur toute crainte. Le souvenir de mes fautes m’humilie, me porte à ne jamais m’appuyer sur ma force qui n’est que faiblesse, mais plus encore ce souvenir me parle de miséricorde et d’amour ». [132]
137. Les esprits moralisateurs, qui prétendent garder le contrôle de la miséricorde et de la grâce, diraient qu’elle pouvait écrire cela parce qu’elle était une sainte, mais qu’une pécheresse ne l’aurait pas pu. Ce faisant, ils privent la spiritualité de Thérèse de sa belle nouveauté qui reflète le cœur de l’Évangile. Il est malheureusement devenu courant, dans certains cercles chrétiens, d’essayer d’enfermer l’Esprit Saint dans un schéma qui leur permet de tout superviser. Mais ce sage Docteur de l’Église les fait taire et contredit directement cette interprétation réductrice par ces mots très clairs : « Si j’avais commis tous les crimes possibles, j’aurais toujours la même confiance, je sens que toute cette multitude d’offenses serait comme une goutte d’eau jetée dans un brasier ardent ». [133]
138. Elle répond longuement à sœur Marie qui la louait pour son amour généreux pour Dieu, amour disposé au martyre, dans une lettre qui constitue l’un des grands jalons de l’histoire de la spiritualité. Cette page devrait être lue mille fois pour sa profondeur, sa clarté et sa beauté. Thérèse aide sa sœur “du Sacré-Cœur” à ne pas centrer cette dévotion sur un aspect doloriste, certains ayant compris la réparation comme une sorte de primat des sacrifices ou des observances austères. Au contraire, elle la résume dans la confiance qui est l’offrande la plus agréable au Cœur du Christ : « Mes désirs du martyre ne sont rien, ce ne sont pas eux qui me donnent la confiance illimitée que je sens en mon cœur. Ce sont, à vrai dire, les richesses spirituelles qui rendent injuste, lorsqu’on s’y repose avec complaisance et que l’on croit qu’ils sont quelque chose de grand. [...] Ce qui lui plaît, c’est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c’est l’espérance aveugle que j’ai en sa miséricorde… Voilà mon seul trésor. [...] Si vous désirez sentir de la joie avoir de l’attrait pour la souffrance, c’est votre consolation que vous cherchez […]. Comprenez que pour aimer Jésus, être sa victime d’amour, plus on est faible, sans désirs, ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant. [...] Oh ! que je voudrais pouvoir vous faire comprendre ce que je sens !... C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour ». [134]
139. Il est possible de voir dans nombre de ses textes sa lutte contre des formes de spiritualité trop centrées sur l’effort humain, sur le mérite propre, sur l’offrande de sacrifices, sur certaines observances pour “gagner le ciel”. Pour elle, « le mérite ne consiste pas à faire ni à donner beaucoup, mais plutôt à recevoir ». [135] Relisons quelques textes très significatifs où elle insiste sur cette voie qui est un moyen simple et rapide de gagner le Seigneur par le cœur.
140. Elle écrit à sa sœur Léonie : « Je t’assure que le Bon Dieu est bien meilleur que tu le crois. Il se contente d’un regard, d’un soupir d’amour… Pour moi je trouve la perfection bien facile à pratiquer, parce que j’ai compris qu’il n’y a qu’à prendre Jésus par le Cœur... Regarde un petit enfant, qui vient de fâcher sa mère [...] s’il vient lui tendre ses petits bras en souriant et disant : “Embrasse-moi, je ne recommencerai plus”. Est-ce que sa mère pourra ne pas le presser contre son cœur avec tendresse et oublier ses malices enfantines ?... Cependant elle sait bien que son cher petit recommencera à la prochaine occasion, mais cela ne fait rien, s’il la prend encore par le cœur jamais il ne sera puni ». [136]
141. Dans une lettre à l’abbé Roulland elle dit : « Ma voie est toute de confiance et d’amour, je ne comprends pas les âmes qui ont peur d’un si tendre Ami. Parfois lorsque je lis certains traités spirituels où la perfection est montrée à travers mille entraves, environnée d’une foule d’illusions, mon pauvre petit esprit se fatigue bien vite, je ferme le savant livre qui me casse la tête et me dessèche le cœur et je prends l’Écriture Sainte. Alors tout me semble lumineux, une seule parole découvre à mon âme des horizons infinis, la perfection me semble facile, je vois qu’il suffit de reconnaître son néant et de s’abandonner comme un enfant dans les bras du Bon Dieu ». [137]
142. Et s’adressant à l’abbé Bellière à propos d’un père de famille elle dit : « Je ne crois pas que le cœur de l’heureux père puisse résister à la confiance filiale de son enfant dont il connaît la sincérité et l’amour. Il n’ignore pas cependant que plus d’une fois son fils retombera dans les mêmes fautes, mais il est disposé à lui pardonner toujours, si toujours son fils le prend par le cœur ». [138]
Résonances dans la Compagnie de Jésus
143. Nous avons vu comment saint Claude de La Colombière avait relié l’expérience spirituelle de sainte Marguerite-Marie à la proposition des Exercices spirituels. Je crois que la place du Sacré-Cœur dans l’histoire de la Compagnie de Jésus mérite une brève mention.
144. La spiritualité de la Compagnie de Jésus a toujours proposé une « connaissance intérieure du Seigneur, afin [de] l’aimer et le suivre davantage ». [139] Saint Ignace nous invite dans ses Exercices Spirituels à nous mettre devant l’Évangile qui nous dit : « Le côté [de Jésus] fut blessé par la lance, et il en coula de l’eau et du sang ». [140] Lorsque le retraitant se trouve devant le côté blessé du Christ, Ignace lui propose d’entrer dans son cœur. C’est une manière de faire mûrir le cœur sous la conduite d’un “maître des affections”, selon l’expression utilisée par saint Pierre Fabre dans l’une de ses lettres à saint Ignace. [141] Le Père jésuite Juan Alfonso de Polanco le mentionne également dans sa biographie de saint Ignace : « [le Cardinal Contarini] reconnut avoir trouvé chez le Père Ignace un maître des affections ». [142] Les entretiens que propose saint Ignace sont une partie essentielle de cette éducation du cœur, parce qu’ils font sentir et goûter avec le cœur le message de l’Évangile ; et en parler avec le Seigneur. Saint Ignace affirme que nous pouvons dire au Seigneur ce qui nous concerne et Lui demander son conseil. Chaque retraitant peut reconnaître, dans les Exercices, un dialogue cœur à cœur.
145. Saint Ignace termine ses contemplations au pied du Crucifix en invitant le retraitant à s’adresser avec grande affection au Seigneur crucifié, Lui demandant « comme un ami parle à un ami ou un serviteur à son seigneur » ce qu’il devra faire pour Lui. [143] L’itinéraire des Exercices culmine dans la « Contemplation pour parvenir à l’amour », d’où découlent l’action de grâce et l’offrande de « la mémoire, de l’intelligence et de la volonté » au Cœur qui est source et origine de tout bien. [144] Cette connaissance intérieure du Seigneur ne se construit pas à partir de nos capacités et de nos efforts, mais elle se demande comme don.
146. Cette même expérience sera faite par une longue chaîne de prêtres jésuites qui font explicitement référence au Cœur de Jésus, comme saint François de Borgia, saint Pierre Favre, saint Alonso Rodriguez, le Père Alvarez de Paz, le Père Vincenzo Caraffa, le Père Kasper Druźbicki et bien d’autres. En 1883, les jésuites déclarent « que la Compagnie de Jésus accepte et reçoit avec un esprit débordant de joie et de gratitude le très doux fardeau que lui a confié notre Seigneur Jésus-Christ de pratiquer, de promouvoir et de propager la dévotion à son divin Cœur ». [145] En décembre 1871, le Père Pieter Jan Beckx consacre la Compagnie au Sacré-Cœur de Jésus et, pour témoigner que cela a toujours fait partie intégrante de la vie de la Compagnie, le Père Pedro Arrupe le fait de nouveau en 1972, avec une conviction exprimée en ces termes : « Je veux dire à la Compagnie quelque chose que j’estime ne pas devoir taire. Depuis mon noviciat, j’ai toujours été convaincu que ce que nous appelons la dévotion au Sacré-Cœur contient une expression symbolique du plus profond de l’esprit ignatien, et une efficacité extraordinaire - ultra quam speraverint - tant pour sa propre perfection que pour sa fécondité apostolique. Je suis toujours convaincu de la même chose. […] Dans cette dévotion, je trouve une des sources les plus intimes de ma vie intérieure ». [146]
147. Lorsque saint Jean-Paul II invitait « tous les membres de la Compagnie à promouvoir avec plus de zèle encore cette dévotion qui correspond plus que jamais aux attentes de notre temps », il le faisait parce qu’il reconnaissait les liens intimes entre la dévotion au Cœur du Christ et la spiritualité ignatienne, car « le désir de “connaître intimement le Seigneur” et de “faire un colloque” avec lui, cœur à cœur, est caractéristique, grâce aux Exercices spirituels, du dynamisme spirituel et apostolique ignacien, tout entier au service de l’amour du Cœur de Dieu ». [147]
Un long courant de vie intérieure
148. La dévotion au Cœur du Christ réapparaît dans l’itinéraire spirituel de nombreux saints très différents les uns des autres, et cette dévotion revêt chez chacun d’eux des aspects nouveaux. Saint Vincent de Paul, par exemple, disait que ce que Dieu veut, c’est le cœur : « Dieu demande principalement le cœur, le cœur, et c’est le principal. D’où vient qu’un qui n’aura pas de bien méritera plus que celui qui aura de grandes possessions auxquelles il renonce ? Parce que celui qui n’a rien y va avec plus d’affection ; et c’est ce que Dieu veut particulièrement... ». [148] Cela implique d’accepter d’unir son cœur à celui du Christ : « Une fille qui fait tout ce qu’elle peut faire pour mettre son cœur en état d’être uni à celui de Notre Seigneur, […] quelle bénédiction ne doit-elle pas espérer de Dieu ». [149]
149. Nous sommes parfois tentés de considérer ce mystère d’amour comme un fait admirable du passé, comme une belle spiritualité d’autrefois. Or nous devons toujours nous rappeler, comme le disait un saint missionnaire, que « ce cœur divin, qui a supporté d’être transpercé par une lance ennemie afin de répandre, par cette ouverture sacrée, les sacrements par lesquels l’Église a été formée, n’a jamais cessé d’aimer ». [150] D’autres saints plus récents, comme saint Pio de Pietrelcina, sainte Teresa de Calcutta et bien d’autres, parlent avec profonde dévotion du Cœur du Christ. Et je voudrais aussi rappeler les expériences de sainte Faustine Kowalska qui propose à nouveau la dévotion au Cœur du Christ en mettant fortement l’accent sur la vie glorieuse du Ressuscité et sur la miséricorde divine. À la suite de quoi, motivé par ces expériences de cette sainte et puisant dans l’héritage spirituel de l’évêque saint Józef Sebastian Pleczar (1842-1924), [151] saint Jean-Paul II rattache étroitement sa réflexion sur la miséricorde à la dévotion au Cœur du Christ : « L’Église semble professer et vénérer d’une manière particulière la miséricorde de Dieu quand elle s’adresse au cœur du Christ. En effet, nous approcher du Christ dans le mystère de son cœur nous permet de nous arrêter sur ce point […] de la révélation de l’amour miséricordieux du Père, qui a constitué le contenu central de la mission messianique du Fils de l’homme ». [152] Le même saint Jean-Paul II, se référant au Sacré-Cœur, reconnait de façon très personnelle : « Il m’a parlé dès mon plus jeune âge ». [153]
150. L’actualité de la dévotion au Cœur du Christ est manifeste en particulier dans l’œuvre évangélisatrice et éducative de nombreuses congrégations religieuses féminines et masculines qui ont été marquées, dès leurs origines, par cette expérience spirituelle christologique. Les citer toutes serait une tâche interminable. Voici seulement deux exemples pris au hasard : « Le Fondateur [S. Daniele Comboni] trouva dans le mystère du Cœur de Jésus la force de son engagement missionnaire ». [154] « Poussées par l’amour du Cœur de Jésus, nous cherchons à faire grandir les personnes dans leur dignité humaine, comme fils et filles de Dieu, à partir de l’Évangile et de ses exigences d’amour, de pardon, de justice et de solidarité avec les pauvres et les marginalisés ». [155] De même, les sanctuaires consacrés au Cœur du Christ, répandus dans le monde entier, sont une source attirante de spiritualité et de ferveur. À tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se rendent en ces lieux de foi et de charité, j’adresse ma bénédiction paternelle.
La dévotion de la consolation
151. La blessure du côté d’où jaillit l’eau vive est encore ouverte chez le Christ ressuscité. Cette large blessure faite par la lance, ainsi que les blessures de la couronne d’épines qui apparaissent souvent dans les représentations du Sacré-Cœur, sont inséparables de cette dévotion. Nous contemplons en elles l’amour de Jésus-Christ qui fut capable de se donner jusqu’au bout. Le cœur du Ressuscité conserve ces signes du don total qui entraîna une intense souffrance pour nous. Il est donc en quelque sorte inévitable que le croyant veuille réagir non seulement à ce grand amour, mais aussi à la douleur que le Christ a accepté d’endurer pour tant d’amour.
Avec Lui sur la Croix
152. Il vaut la peine de mentionner cette expression de l’expérience spirituelle qui s’est développée autour du Cœur du Christ : le désir intérieur de Le consoler. Je n’aborderai pas ici la pratique de la “réparation” que je considère mieux placée dans le contexte de la dimension sociale de cette dévotion et que je développerai dans le chapitre suivant. Pour l’instant, je voudrais seulement me concentrer sur ce désir qui apparaît souvent dans le cœur du croyant amoureux lorsqu’il contemple le mystère de la Passion du Christ et qu’il la vit comme un mystère, non pas seulement rappelé mais, par grâce rendu présent, ou mieux, nous rendant mystiquement présents à ce moment rédempteur. Comment ne pas vouloir consoler le Bien-aimé, s’Il est le plus important ?
153. Le Pape Pie XI a voulu justifier cela en nous invitant à reconnaître que le mystère de la Rédemption par la Passion du Christ transcende, par la grâce de Dieu, toutes les distances de temps et d’espace. S’Il s’est donné sur la croix pour les péchés à venir, les nôtres ; de la même manière nos actes offerts aujourd’hui pour sa consolation parviennent, par-delà le temps, jusqu’à son cœur blessé : « Si, à cause de nos péchés futurs, mais prévus, l’âme du Christ devint triste jusqu’à la mort, elle a, sans nul doute, recueilli quelque consolation, prévue elle aussi, de nos actes de réparation, alors qu’un ange venant du ciel ( Lc 22, 43) lui apparut, pour consoler son cœur accablé de dégoût et d’angoisse. Ainsi donc, ce cœur sacré incessamment blessé par les péchés d’hommes ingrats, nous pouvons maintenant, et même nous devons, le consoler d’une manière mystérieuse, mais réelle ». [156]
Les raisons du cœur
154. Il pourrait sembler que cette expression de dévotion n’ait pas de support théologique suffisant. Mais en réalité le cœur a ses raisons. Le sensus fidelium perçoit qu’il y a là quelque chose de mystérieux qui dépasse notre logique humaine, et que la Passion du Christ n’est pas un simple fait du passé : nous pouvons y participer par la foi. Méditer le don de soi du Christ sur la croix est plus qu’un simple souvenir pour la piété des fidèles. Cette conviction est solidement fondée dans la théologie. [157] À cela s’ajoute la conscience de notre péché qu’Il a porté sur ses épaules blessées, et de notre insuffisance devant tant d’amour qui nous dépasse toujours infiniment.
155. Quoi qu’il en soit, nous nous demandons comment il est possible d’être en relation avec le Christ vivant, ressuscité, pleinement heureux, et en même temps de le consoler dans sa Passion. Il convient de considérer que le Cœur ressuscité conserve sa blessure comme un souvenir constant, et que l’action de la grâce provoque une expérience qui n’est pas entièrement contenue dans l’instant chronologique. Ces deux convictions nous permettent d’admettre que nous nous trouvons sur un chemin mystique qui dépasse les tentatives de la raison et exprime ce que la Parole de Dieu elle-même nous suggère : « Mais – écrivait le Pape Pie XI – quelle consolation peuvent apporter au Christ régnant dans la béatitude céleste ces rites expiatoire ? Nous répondrons avec Saint Augustin : “Prenez une personne qui aime : elle comprendra ce que je dis.” Toute âme aimant Dieu avec ferveur, quand elle regarde le passé, peut voir et contempler dans ses méditations le Christ travaillant pour l’homme, affligé, souffrant les plus dures épreuves “pour nous les hommes et pour notre salut”, presque abattu par la tristesse, l’angoisse et les opprobres ; bien plus, “écrasé à cause de nos fautes” ( Is 53, 5), dans ses blessures nous trouvons la guérison. Tout cela, les âmes pieuses ont d’autant plus de raison de le méditer que ce sont les péchés et les crimes des hommes commis en n’importe quel temps qui ont causé la mort du Fils de Dieu ». [158]
156. Cet enseignement de Pie XI mérite d’être pris en considération. En effet, lorsque l’Écriture affirme que les croyants qui ne vivent pas en accord avec leur foi « crucifient pour leur compte le Fils de Dieu » (He 6, 6), ou que lorsque j’endure les souffrances pour les autres « je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ » (Col 1, 24), ou que le Christ durant sa Passion a prié non seulement pour ses disciples d’alors, mais « pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en Lui » (Jn 17, 20), elle dit une chose qui brise nos schémas limités. Elle nous montre qu’il n’est pas possible d’établir un avant et un après sans aucun lien, même si notre pensée ne sait pas comment l’expliquer. L’Évangile n’est pas seulement à réfléchir ou à remémorer dans ses différents aspects, mais à vivre, tant dans les œuvres d’amour que dans l’expérience intérieure. Et cela vaut surtout pour le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. Les séparations temporelles que notre esprit utilise ne semblent pas contenir la vérité de cette expérience croyante dans laquelle se fusionnent l’union avec le Christ souffrant et, en même temps, la force, la consolation et l’amitié dont nous jouissons avec le Ressuscité.