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 «Il nous a aimés», l’encyclique du Pape sur le Sacré-Cœur de Jésus

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MessageSujet: «Il nous a aimés», l’encyclique du Pape sur le Sacré-Cœur de Jésus   «Il nous a aimés», l’encyclique du Pape sur le Sacré-Cœur de Jésus Icon_minitimeJeu 24 Oct 2024 - 13:24

«Il nous a aimés», l’encyclique du Pape sur le Sacré-Cœur de Jésus Cq5dam.thumbnail.cropped.750.422


«Dilexit nos», la quatrième encyclique de François sortie ce 24 octobre 2024, retrace la tradition et l’actualité de la pensée «sur l’amour humain et divin du cœur de Jésus Christ», invitant à renouveler sa dévotion authentique pour ne pas oublier la tendresse de la foi, la joie de se mettre au service et la ferveur de la mission: parce que le cœur de Jésus nous pousse à aimer et nous envoie vers nos frères.

Lettre Encyclique "Dilexit Nos"
du St Père François sur
l'Amour Humain et Divin du Coeur de Jésus-Christ :
(Paragraphes 1 à 80)

1. « Il nous a aimés » dit saint Paul, en parlant du Christ (Rm 8, 37), nous faisant découvrir que rien « ne pourra nous séparer » (Rm 8, 39) de son amour. Il l’affirme avec certitude car le Christ l’a dit lui-même à ses disciples : « Je vous ai aimés » (Jn 15, 9.12). Il a dit aussi : « Je vous appelle amis » (Jn 15, 15). Son cœur ouvert nous précède et nous attend inconditionnellement, sans exiger de préalable pour nous aimer et nous offrir son amitié : « Il nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). Grâce à Jésus, « nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru » (1 Jn 4, 16).

I
L’IMPORTANCE DU CŒUR

2. On utilise souvent le symbole du cœur pour parler de l’amour de Jésus-Christ. Certains se demandent si cela a encore un sens aujourd’hui. Or, lorsque nous sommes tentés de naviguer en surface, de vivre à la hâte sans savoir pourquoi, de nous transformer en consommateurs insatiables, asservis aux rouages d’un marché qui ne s’intéresse pas au sens de l’existence, nous devons redécouvrir l’importance du cœur [1].

Quelle compréhension avons-nous du “cœur” ?

3. Dans le grec classique profane, le terme kardia désigne le tréfonds des êtres humains, des animaux et des plantes. Il indique chez Homère, non seulement le centre corporel, mais aussi le centre émotionnel et spirituel de l’homme. Dans l’ Iliade, la pensée et le sentiment relèvent du cœur et sont très proches l’un de l’autre. [2] Le cœur apparaît comme le centre du désir et le lieu où se prennent les décisions importantes de la personne. [3] Le cœur acquiert chez Platon une fonction de “synthèse” du rationnel et des tendances de chacun, les passions et les requêtes des facultés supérieures se transmettant à travers les veines et confluant vers le cœur. [4] C’est ainsi que nous voyons depuis l’antiquité l’importance de considérer l’être humain non pas comme une somme de diverses facultés, mais comme un ensemble âme-corps avec un centre unificateur qui donne à tout ce que vit la personne un sens et une orientation.

4. La Bible affirme que « vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace […] elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur » (He 4, 12). Elle nous parle ainsi d’un centre, le cœur, qui se trouve derrière toute apparence, même derrière les pensées superficielles qui nous trompent. Les disciples d’Emmaüs, dans leur marche mystérieuse avec le Christ ressuscité, ont vécu un moment d’angoisse, de confusion, de désespoir, de désillusion. Mais au-delà et malgré tout, quelque chose se passait au fond d’eux : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin ? » (Lc 24, 32).

5. En même temps, le cœur est le lieu de la sincérité où l’on ne peut ni tromper ni dissimuler. Il renvoie généralement aux véritables intentions d’une personne, ce qu’elle pense, croit et veut vraiment, les “secrets” qu’elle ne dit à personne et, en fin de compte, sa vérité nue. Il s’agit de ce qui est authentique, réel, vraiment “à soi”, ce qui n’est ni apparence ni mensonge. C’est pourquoi Dalila déclarait à Samson qui ne lui révélait pas le secret de sa force : « Comment peux-tu dire que tu m’aimes, alors que ton cœur n’est pas avec moi ? » (Jg 16, 15). Ce n’est que lorsqu’il lui confia son secret, si caché, qu’elle « comprit qu’il lui avait ouvert tout son cœur » (Jg 16, 18).

6. Cette vérité propre à toute personne est souvent cachée sous beaucoup de feuilles mortes, au point qu’il est difficile de se connaître soi-même et plus difficile encore de connaître l’autre : « Le cœur est rusé plus que tout, et pervers, qui peut le pénétrer ? » (Jr 17, 9). Nous comprenons ainsi pourquoi le livre des Proverbes nous interpelle : « Plus que sur toute chose, veille sur ton cœur, c’est de lui que jaillit la vie. Écarte loin de toi la bouche perverse » (4, 23-24). L’apparence, la dissimulation et la supercherie abîment et pervertissent le cœur. Nombreuses sont nos tentatives pour montrer ou exprimer ce que nous ne sommes pas ; or, tout se joue dans le cœur. On y est soi-même, quel que soit ce que l’on montre extérieurement et ce que l’on cache. C’est la base de tout projet solide pour la vie, car rien de valable ne se construit sans le cœur. L’apparence et le mensonge n’offrent que du vide.

7. En guise de métaphore, je voudrais rappeler une chose que j’ai déjà racontée à d’autres occasions : « Pour le carnaval, quand nous étions enfants, notre grand-mère nous faisait des biscuits, et elle faisait une pâte très fine. Ensuite, elle la mettait dans l’huile et cette pâte gonflait, gonflait et, quand nous la mangions, elle était vide. En dialecte, ces biscuits s’appelaient des “mensonges”. Et la grand-mère nous en expliquait la raison : “Ces biscuits sont comme les mensonges : ils semblent grands, mais ils n’y a rien dedans, il n’y a là aucune vérité, il n’y a aucune substance” ». [5]

8. Au lieu de rechercher des satisfactions superficielles et de jouer un rôle devant les autres, il vaut mieux laisser surgir les questions décisives : qui suis-je vraiment, qu’est-ce que je cherche ? Quel sens je veux donner à ma vie, à mes choix ou à mes actions ? Pourquoi et dans quel but suis-je dans ce monde ? Comment est-ce que je veux donner de la valeur à mon existence lorsqu’elle s’achèvera ? Quel sens je veux donner à tout ce que je vis ? Qui est-ce que je veux être devant les autres ? Qui suis-je devant Dieu ? Ces questions me ramènent à mon cœur.

Revenir au cœur

9. Dans ce monde liquide, il est nécessaire de parler à nouveau du cœur, d’indiquer le lieu où toute personne, quelle que soit sa catégorie et sa condition, fait sa synthèse ; là où l’être concret trouve la source et la racine de toutes ses autres forces, convictions, passions et choix. Mais nous évoluons dans des sociétés de consommateurs en série vivant au jour le jour, dominés par les rythmes et les bruits de la technologie, et qui n’ont pas une grande patience pour accomplir les processus que l’intériorité requiert. Dans la société actuelle, l’être humain « risque de perdre le centre, le centre de lui-même ». [6] « L’homme contemporain est souvent perturbé, divisé, presque privé d’un principe intérieur qui crée l’unité et l’harmonie de son être et de son agir. Malheureusement, des modèles de comportement assez répandus amplifient sa dimension rationnelle et technologique, ou à l’inverse sa dimension instinctive ». [7] Le cœur fait défaut.

10. Certes, le problème d’une la société liquide est d’actualité, mais la dévalorisation du centre intime de l’homme – du cœur – vient de très loin : on la trouve déjà dans le rationalisme grec et préchrétien, dans l’idéalisme postchrétien et dans le matérialisme sous ses diverses formes. Le cœur a peu de place dans l’anthropologie et il est une notion étrangère pour la grande pensée philosophique. D’autres concepts tels que la raison, la volonté ou la liberté lui ont été privilégiés. Sa signification est vague et on ne lui a pas donné de place spécifique dans la vie humaine. Peut-être parce qu’il n’était pas facile de le placer parmi les idées “claires et distinctes” ou en raison de la difficulté à se connaître soi-même : il semblerait que la réalité la plus intime soit aussi la plus lointaine de la connaissance. Souvent la rencontre de l’autre n’est pas un moyen de se trouver soi-même, puisque notre mentalité est dominée par un individualisme malsain. Beaucoup se sont sentis en sécurité dans le domaine plus contrôlable de l’intelligence et de la volonté afin de construire leurs systèmes de pensée. Ils ne trouvaient pas, en effet, de place pour le cœur lui-même, distinct des forces et des passions humaines considérées isolément les unes des autres. L’idée d’un centre personnel, où la seule chose qui puisse tout unifier est en fin de compte l’amour, n’était pas non plus largement développée.

11. Si le cœur est dévalorisé, alors parler avec le cœur, agir avec le cœur, mûrir et prendre soin du cœur est également dévalorisé. Lorsque la spécificité du cœur n’est pas prise en compte, sont perdues les réponses que l’intelligence à elle seule ne peut donner, perdue la rencontre avec les autres, perdue la poésie. Et nous passons à côté de l’histoire et de nos histoires, car la véritable aventure personnelle est celle qui se construit à partir du cœur. À la fin de la vie, c’est tout ce qui comptera.

12. Il faut affirmer que nous avons un cœur, que notre cœur coexiste avec les autres cœurs qui l’aident à être un “tu”. Comme nous ne pouvons pas développer longuement ce thème, nous citerons un personnage de roman, Stavroguine de Dostoïevski. [8] Romano Guardini le décrit comme une incarnation même du mal, car sa principale caractéristique est d’être sans cœur : « Stavroguine n’a pas de cœur, son esprit est donc quelque peu froid et impitoyable, et son corps est empoisonné par l’inertie et la sensualité bestiale. Il ne peut donc pas atteindre les autres hommes, et aucun d’entre eux ne peut vraiment l’atteindre, car c’est le cœur qui crée les possibilités de rencontre. C’est par le cœur que je suis aux côtés de l’autre et que l’autre est proche de moi. Seul le cœur peut accueillir et donner un asile. L’intimité est l’acte, la sphère du cœur. Stavroguin, cependant, est une personne distante, [...] il est très loin, y compris de lui-même, car la partie la plus intime de l’homme se trouve dans le cœur et non dans l’esprit. L’intériorité qui réside dans l’esprit n’est pas le propre de l’homme. Mais quand le cœur n’est pas vivant, l’homme n’est pas en lui-même, mais à côté de lui-même ». [9]

13. Il faut que toutes les actions soient placées sous le “contrôle politique” du cœur, que l’agressivité et les désirs obsessionnels se calment dans le bien le plus grand que leur offre le cœur et dans sa force contre les maux ; il faut que l’intelligence et la volonté se mettent également à son service, en sentant et goûtant les vérités plutôt qu’en voulant les dominer comme certaines sciences ont tendance à le faire ; il faut que la volonté désire le bien le plus grand que le cœur connaît, et que l’imagination et les sentiments se laissent modérer par le battement du cœur.

14. En définitive, on pourrait dire que je suis mon cœur, car c’est lui qui me distingue, me façonne dans mon identité spirituelle et me met en communion avec les autres. Les algorithmes à l’œuvre dans le monde numérique montrent que nos pensées, et ce que décide notre volonté, sont beaucoup plus “standards” que nous ne le pensions. Elles sont facilement prévisibles et manipulables. Il n’en va pas de même pour le cœur.

15. Le mot “cœur” est important pour la philosophie et la théologie qui cherchent à réaliser une synthèse. En effet, le mot “cœur” ne peut être épuisé par la biologie, la psychologie, l’anthropologie ou toute autre science. Il fait partie de ces mots originels « qui désignent les réalités de l’homme qui lui reviennent dans la mesure où il est précisément un être complet (en tant que personne corporelle et spirituelle) ». [10] Ainsi, le biologiste n’est pas plus réaliste que les autres lorsqu’il parle du cœur, car il n’en voit qu’une partie ; or le tout n’est pas moins réel, il l’est même davantage. Un langage abstrait ne pourrait pas non plus avoir la même signification concrète et intégrante en même temps. Si le “cœur” nous conduit au plus profond de notre personne, il nous permet aussi de nous reconnaître dans notre globalité et pas seulement dans un aspect isolé.

16. D’autre part, cette force unique du cœur nous aide à comprendre pourquoi il est dit que, lorsqu’une réalité est saisie avec le cœur il est possible de mieux la connaître, et plus complètement. Cela nous conduit inévitablement à l’amour dont le cœur est capable, car « le fond de la réalité c’est l’amour ». [11] Pour Heidegger, selon l’interprétation qu’en fait un penseur contemporain, la philosophie ne commence pas par un concept pur ou une certitude, mais par une émotion : « La pensée doit être saisie avant ou pendant qu’elle travaille avec les concepts. Sans l’émotion, la pensée ne peut pas commencer. La première image de la pensée, c’est la chair de poule. C’est l’émotion qui fait réfléchir et questionner : “La philosophie se fait toujours dans un état d’âme fondamental” ( Stimmung) ». [12] C’est là qu’apparaît le cœur qui « abrite les états d’âme, fonctionne comme un “gardien de l’état de l’âme”. Le “cœur” entend de manière non métaphorique “la voix silencieuse” de l’être, se laissant modérer et déterminer par elle ». [13]

Le cœur qui assemble les fragments

17. En même temps, le cœur rend possible tout lien authentique, car une relation qui n’est pas construite par le cœur ne peut pas surmonter le morcellement de l’individualisme. Deux monades qui se croiseraient pourraient seulement se maintenir, mais elles ne s’uniraient pas vraiment. L’anti-cœur est une société de plus en plus dominée par le narcissisme et l’autoréférence. Nous arrivons finalement à la “perte du désir”, parce que l’autre disparaît de l’horizon et nous nous enfermons dans notre égoïsme, incapables de relations saines. [14] En conséquence, nous devenons incapables d’accueillir Dieu. Comme le dirait Heidegger, pour recevoir le divin, nous devons bâtir une « maison d’hôtes ». [15]

18. Nous voyons ainsi que, dans le cœur de chaque personne, il existe ce lien paradoxal entre la valorisation de soi et l’ouverture à l’autre, entre la rencontre très personnelle avec soi-même et le don de soi à l’autre. Je ne deviens moi-même que lorsque j’acquiers la capacité de reconnaître l’autre, et que je rencontre l’autre qui peut reconnaître et accepter mon identité.

19. Le cœur est également capable d’unifier et d’harmoniser l’histoire personnelle, qui semble fragmentée en mille morceaux mais où tout peut avoir un sens. C’est ce que l’Évangile exprime avec Marie qui regardait avec le cœur. Elle savait dialoguer avec les expériences conservées en y réfléchissant dans son cœur, en leur donnant du temps, les méditant et les conservant intérieurement pour se souvenir. Dans l’Évangile, la meilleure expression de ce que pense le cœur est représentée par les deux passages de saint Luc qui nous disent que Marie « gardait (syneterei) toutes ces choses, les méditant (symballousa) dans son cœur » (cf. Lc 2, 19 ; cf. 2, 51). Le verbe symballein (d’où le terme “symbole”) signifie méditer, unir deux choses dans son esprit, et aussi s’examiner soi-même, réfléchir, dialoguer avec soi-même. En Lc 2, 51 dieterei signifie “conserver avec soin”, et ce qu’elle conservait n’était pas seulement “la scène” qu’elle voyait, mais aussi ce qu’elle ne comprenait pas encore, mais qui était présent et vivant dans l’attente de tout rassembler dans son cœur.

20. À l’ère de l’intelligence artificielle, nous ne pouvons pas oublier que la poésie et l’amour sont nécessaires pour sauver l’homme. Ce qu’aucun algorithme ne pourra jamais prendre en compte, c’est, par exemple, ce temps de l’enfance dont nous nous souvenons avec tendresse et qui continue à se produire aux quatre coins de la planète, même si les années passent. Je pense à l’utilisation de la fourchette pour sceller les bords de ces panzerotti faits maison avec nos mères ou nos grands-mères. C’est ce moment d’apprentissage culinaire, à mi-chemin entre le jeu et l’âge adulte, où l’on prend la responsabilité de travailler pour aider l’autre. Comme la fourchette, je pourrais citer des milliers de petits détails qui se trouvent dans la biographie de chacun : provoquer un sourire avec une plaisanterie, faire un dessin au contrejour d’une fenêtre, jouer son premier match de football avec un ballon en chiffon, conserver des vers dans une boîte à chaussures, faire sécher une fleur entre les pages d’un livre, s’occuper d’un oiseau tombé du nid, faire un vœu en cueillant une marguerite. Tous ces petits détails – ce qui est ordinaire-extraordinaire – ne pourront jamais faire partie des algorithmes. Parce que la fourchette, les plaisanteries, la fenêtre, le ballon, la boîte à chaussures, le livre, l’oiseau, la fleur... reposent sur la tendresse que l’on conserve dans les souvenirs du cœur.

21. Le noyau de tout être humain, son centre le plus intime, n’est pas le noyau de l’âme mais de toute la personne dans son identité unique qui est à la fois âme et corps. Tout s’unifie dans le cœur qui peut être le siège de l’amour avec la totalité de ses composantes spirituelles, émotionnelles et même physiques. En définitive, si l’amour y règne, la personne réalise son identité de manière pleine et lumineuse, car tout être humain a été créé avant tout pour l’amour, il est fait dans ses fibres les plus profondes pour aimer et être aimé.

22. C’est pourquoi, en voyant comment les nouvelles guerres se succèdent avec la complicité, la tolérance ou l’indifférence d’autres pays, ou de simples luttes de pouvoir autour d’intérêts partisans, nous sommes en droit de penser que la société mondiale est en train de perdre son cœur. Il suffit de regarder et d’écouter les femmes âgées – de différentes parties en conflit – qui sont prisonnières de ces affrontements dévastateurs. Il est déchirant de les voir pleurer leurs petits-enfants assassinés ou de les entendre souhaiter leur propre mort parce qu’elles ont perdu la maison dans laquelle elles ont toujours vécu. Elles, qui ont été souvent des modèles de force et d’endurance au cours de vies difficiles et sacrifiées, parviennent aujourd’hui à la dernière étape de leur existence et ne reçoivent pas la paix méritée, mais de l’angoisse, de la peur et de l’indignation. Rejeter la responsabilité sur les autres ne résout pas ce drame honteux. Voir des grands-mères pleurer sans que cela nous soit intolérable est le signe d’un monde sans cœur.

23. Lorsqu’une personne réfléchit, cherche, médite sur son être et son identité ou bien analyse des questions supérieures ; lorsqu’elle réfléchit au sens de sa vie et même lorsqu’elle recherche Dieu, si elle éprouve la joie d’avoir entrevu quelque chose de la vérité, cela trouve son point culminant dans l’amour. En aimant, la personne sent qu’elle sait pourquoi et dans quel but elle vit. Tout converge ainsi vers un état de connexion et d’harmonie. C’est pourquoi, face à son mystère personnel, la question la plus décisive que chacun peut se poser est peut-être la suivante : ai-je un cœur ?

Le feu

24. Cela a des conséquences pour la spiritualité. Par exemple, la théologie des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola a pour principe l’ affectus. La dimension discursive repose sur une volonté fondamentale (avec toute la force du cœur) qui donne force et ressources à la tâche de réorganisation de la vie. Les règles et compositions de lieu qu’Ignace met en place fonctionnent sur la base d’un “fondement” différent, l’inconnu du cœur. Michel de Certeau montre comment les “motions” dont parle saint Ignace sont les irruptions d’une volonté de Dieu et d’une volonté du cœur qui reste différente de la réalité présente. Quelque chose d’inattendu commence à parler dans le cœur de la personne, quelque chose qui naît de l’inconnaissable, enlève la surface de ce qui est connu et s’y oppose. C’est l’origine d’un nouvel “ordonnancement de la vie” à partir du cœur. Il ne s’agit pas de discours rationnels qu’il faudrait mettre en pratique en les faisant passer dans la vie, de sorte que l’affectivité et la pratique seraient les simples conséquences – en dépendance – d’un savoir assuré. [16]

25. Là où le philosophe arrête sa réflexion, le cœur croyant aime, adore, demande pardon et s’offre pour servir à l’endroit que le Seigneur lui donne de choisir pour le suivre. Il réalise alors qu’il est le “tu” de Dieu et qu’il peut être un “je” parce que Dieu est un “tu” pour lui. Le fait est que seul le Seigneur nous offre de nous traiter comme un “tu”, toujours et à jamais. Accepter son amitié est une affaire de cœur et nous constitue en tant que personnes au sens plein du terme.

26. Saint Bonaventure disait qu’en fin de compte, on doit demander « non pas la lumière mais le feu ». [17] Et il enseignait que « la foi est dans l’intellect de manière à provoquer le sentiment. Ainsi, le fait de savoir que le Christ est mort pour nous ne reste pas une connaissance mais devient nécessairement sentiment, amour ». [18] Dans cette ligne, saint John Henry Newman a pris pour devise la phrase « Cor ad cor loquitur », parce qu’au-delà de toute dialectique, le Seigneur nous sauve en parlant à nos cœurs à partir de son Sacré-Cœur. Cette même logique faisait que pour lui, grand penseur, le lieu de la rencontre la plus profonde, avec lui-même et avec le Seigneur, n’était pas la lecture ou la réflexion, mais le dialogue priant, cœur à cœur avec le Christ vivant et présent. C’est pourquoi Newman a trouvé dans l’Eucharistie le Cœur de Jésus-Christ vivant, capable de libérer, de donner un sens à chaque instant et de répandre en l’homme une paix véritable: « Ô très Sacré, très aimant Cœur de Jésus, tu es caché dans la Sainte Eucharistie et tu bats toujours pour nous. […] Je t’adore donc avec amour et crainte, avec une affection fervente et une volonté soumise et résolue. Ô mon Dieu, quand tu condescends à me permettre de te recevoir, de te manger et de te boire, et à faire de moi pour un moment ta demeure, oh ! fais battre mon cœur à l’unisson du tien. Purifie-le de tout ce qui est terrestre, fier et sensuel, de tout ce qui est dur et cruel, de toute atonie, de tout désordre, de toute perversité. Remplis-le de ta présence, afin que ni les événements de la journée, ni les circonstances du temps présent n’aient le pouvoir de le troubler ; mais que, dans ton amour et dans ta crainte, il puisse trouver la paix ». [19]

27. Devant le Cœur de Jésus vivant et présent, notre esprit comprend, éclairé par l’Esprit, les paroles de Jésus. Notre volonté se met donc en mouvement pour les mettre en pratique. Mais cela pourrait rester une forme de moralisme autosuffisant. Sentir et goûter le Seigneur, et l’honorer, est une affaire de cœur. Seul le cœur est capable de mettre les autres facultés et passions, et toute notre personne, dans une attitude de révérence et d’obéissance amoureuse au Seigneur.

Le monde peut changer à partir du cœur

28. Ce n’est qu’à partir du cœur que nos communautés parviendront à unir leurs intelligences et leurs volontés, et à les pacifier pour que l’Esprit nous guide en tant que réseau de frères ; car la pacification est aussi une tâche du cœur. Le Cœur du Christ est extase, il est sortie, il est don, il est rencontre. En Lui, nous devenons capables de relations saines et heureuses les uns avec les autres et de construire le Royaume de l’amour et de la justice dans ce monde. Notre cœur uni à celui du Christ est capable de ce miracle social.

29. Prendre le cœur au sérieux a des conséquences sociales. Comme l’enseigne le Concile Vatican II, « nous avons tous assurément à changer notre cœur et à ouvrir les yeux sur le monde, comme sur les tâches que nous pouvons entreprendre tous ensemble pour le progrès du genre humain ». [20] Car « les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental qui prend racine dans le cœur même de l’homme ». [21] Face aux drames du monde, le Concile nous invite à revenir au cœur, expliquant que l’être humain, « par son intériorité, dépasse l’univers des choses : c’est à ces profondeurs qu’il revient lorsqu’il fait retour en lui-même où l’attend ce Dieu qui scrute les cœurs (cf. 1 S 16, 7 ; Jr 17, 10) et où il décide personnellement de son propre sort sous le regard de Dieu ». [22]

30. Cela ne signifie pas qu’il faille trop compter sur soi-même. Prenons garde : rendons-nous compte que notre cœur n’est pas autosuffisant, qu’il est fragile et blessé. Il a une dignité ontologique mais, en même temps, il doit chercher une vie plus digne. [23] Le Concile Vatican II déclare également : « Quant au ferment évangélique, c’est lui qui a suscité et suscite dans le cœur humain une exigence incoercible de dignité », [24] mais pour vivre selon cette dignité, il ne suffit pas de connaître l’Évangile ni de faire mécaniquement ce qu’il nous commande. Nous avons besoin de l’aide de l’amour divin. Allons vers le Cœur du Christ, le centre de son être qui est une fournaise ardente d’amour divin et humain et qui est la plus grande plénitude que l’homme puisse atteindre. C’est là, dans ce Cœur, que nous nous reconnaissons finalement nous-mêmes et que nous apprenons à aimer.

31. En définitive, le Sacré-Cœur est le principe unificateur de la réalité, car « le Christ est le cœur du monde ; sa Pâque de mort et de résurrection est le centre de l’histoire qui, grâce à Lui, est histoire de salut ». [25] Toutes les créatures « avancent, avec nous et par nous, jusqu’au terme commun qui est Dieu, dans une plénitude transcendante où le Christ ressuscité embrasse et illumine tout ». [26] Devant le Cœur du Christ, je demande au Seigneur d’avoir à nouveau compassion pour cette terre blessée qu’Il a voulu habiter comme l’un de nous. Qu’Il répande les trésors de sa lumière et de son amour, afin que notre monde, qui survit au milieu des guerres, des déséquilibres socioéconomiques, du consumérisme et de l’utilisation antihumaine de la technologie, puisse retrouver ce qui est le plus important et le plus nécessaire : le cœur.

II
DES GESTES ET DES PAROLES D’AMOUR

32. Le Cœur du Christ, symbole du centre personnel d’où jaillit son amour pour nous, est le noyau vivant de la première annonce. Là se trouve l’origine de notre foi, la source qui donne vie aux convictions chrétiennes.

Des gestes qui reflètent le cœur

33. Le Christ n’a pas voulu beaucoup nous expliquer son amour pour nous, mais Il l’a manifesté par ses gestes. Nous découvrons en le voyant agir la manière dont Il nous traite chacun, même si nous avons du mal à le percevoir. Allons donc chercher là où notre foi peut le reconnaître : dans l’Évangile.

34. Selon l’Évangile, Jésus est venu chez les siens (cf. Jn 1, 11). Il ne nous traite pas comme des étrangers, par conséquent nous sommes les siens. Il nous considère comme un bien propre sur lequel il veille avec soin, avec affection. Il nous traite comme les siens. Cela ne signifie pas que nous serions ses esclaves, et lui-même le dit : « Je ne vous appelle plus serviteurs » (Jn 15, 15). Il nous propose l’appartenance réciproque des amis. Il est venu, Il a franchi toutes les distances, Il s’est fait proche de nous dans les choses les plus simples et les plus quotidiennes de l’existence. L’autre nom qu’il porte, “Emmanuel”, signifie en effet “Dieu avec nous”, Dieu proche de notre vie, vivant parmi nous. Le Fils de Dieu s’est incarné et s’est « anéanti lui-même, prenant la condition d’esclave » (Ph 2, 7).

35. Cela est manifeste lorsque nous le voyons à l’œuvre. Il est toujours à la recherche, toujours proche, toujours ouvert à la rencontre. Nous le contemplons s’arrêter pour parler avec la Samaritaine au puits où elle va prendre de l’eau (cf. Jn 4, 5-7). Nous le voyons, au milieu de la nuit, rencontrer Nicodème qui a peur d’être vu avec Lui (cf. Jn 3,1-2). Nous l’admirons se laisser laver les pieds, sans honte, par une prostituée (cf. Lc 7, 36-50) ; dire à la femme adultère les yeux dans les yeux : je ne te condamne pas (cf. Jn 8, 11) ; affronter l’indifférence de ses disciples lorsqu’il dit à l’aveugle sur la route avec tendresse : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » (Mc 10, 51). Le Christ montre que Dieu est proximité, compassion et tendresse.

36. Lorsqu’Il guérit une personne, Il préfère s’en approcher : Jésus « étendit la main et le toucha » ( Mt 8, 3). « Il lui toucha la main » ( Mt 8,15). « Il leur toucha les yeux » ( Mt 9, 29). Il s’arrête même pour guérir des malades avec sa propre salive (cf. Mc 7, 33), comme une mère, afin qu’ils ne le sentent pas étranger à leur vie. « Le Seigneur connaît la belle science des caresses. La tendresse de Dieu ne nous aime pas avec des mots. Il s’approche de nous et, proche de nous, Il nous donne son amour avec toute la tendresse possible ». [27]

37. Alors qu’il nous est difficile de faire confiance, du fait que nombre de mensonges, d’agressions et de déceptions nous ont blessés, Jésus nous murmure à l’oreille : « Aie confiance, mon enfant » (Mt 9, 2), « Aie confiance, ma fille » (Mt 9, 22). Il nous faut vaincre la peur et réaliser que nous n’avons rien à perdre avec Lui. À Pierre qui perd confiance, « Jésus tend la main. Il le saisit, en lui disant : “ […] Pourquoi as-tu douté ?” » (Mt 14, 31). N’aie pas peur. Laisse-le s’approcher de toi, laisse-le se mettre à côté de toi. Nous pouvons douter de beaucoup de monde, mais pas de Lui. Et ne t’arrête pas à cause de tes péchés. Rappelle-toi que de nombreux pécheurs « se sont mis à table avec Jésus » (Mt 9, 10) et qu’Il n’a été scandalisé par aucun d’eux. Les élites religieuses se plaignaient et le traitaient « de glouton et d’ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs » (Mt 11, 19). Lorsque les pharisiens critiquaient sa proximité avec les personnes considérées comme de basse condition ou pécheresses, Jésus leur disait : « C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice » (Mt 9, 13).

38. Ce même Jésus attend aujourd’hui que tu lui donnes la possibilité d’éclairer ton existence, de t’élever, de te remplir de sa force. Il a dit à ses disciples, avant de mourir : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai vers vous. Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus. Mais vous, vous verrez que je vis, et vous aussi vous vivrez » (Jn 14, 18-19). Il trouve toujours un moyen de se manifester dans ta vie pour que tu puisses le rencontrer.

Le regard

39. L’Évangile nous raconte qu’un homme riche vint à lui, rempli d’idéaux mais manquant de force pour changer de vie. Alors, « Jésus fixa sur lui son regard » (Mc 10, 21). Peut-on imaginer cet instant, cette rencontre entre le regard de cet homme et le regard de Jésus ? Lorsqu’Il t’appelle, te convoque pour une mission, Il commence par te regarder, Il pénètre au plus profond de ton être. Il perçoit et connaît tout ce qui est en toi, Il pose son regard sur toi : « Comme Il cheminait sur le bord de la mer de Galilée, Il vit deux frères [...]. En avançant plus loin et Il vit deux autres frères » (Mt 4, 18.21).

40. De nombreux textes de l’Évangile nous montrent comment Jésus est attentif aux personnes, à leurs préoccupations, à leurs souffrances. Par exemple : « À la vue des foules, Il en eut pitié, car ces gens étaient las et prostrés » (Mt 9, 36). Lorsque nous avons l’impression que tout le monde nous ignore, que personne ne s’intéresse à ce qui nous arrive, que nous n’avons d’importance pour personne, Il nous prête attention. C’est ce qu’Il fait remarquer à Nathanaël, solitaire et renfermé : « Avant que Philippe t’appelât, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu » (Jn 1, 48).

41. C’est justement parce qu’Il est attentif à nous qu’Il est capable de reconnaître chaque bonne intention, chaque bonne petite action que nous faisons. L’Évangile raconte qu’« Il vit une veuve indigente qui mettait [dans le Trésor du Temple] deux piécettes » (Lc 21, 2) et qu’Il en fit part immédiatement à ses apôtres. Jésus est attentif de telle sorte qu’Il admire les choses bonnes qu’Il reconnaît en nous. Jésus est dans l’admiration lorsqu’il entend le centurion le prier en toute confiance (cf. Mt 8, 10). Qu’il est beau de savoir que si les autres ignorent nos bonnes intentions ou les choses positives que nous faisons, Jésus ne les ignore pas, au contraire Il les admire.

42. En tant qu’être humain, Il avait appris cela de Marie, sa mère. Elle, qui « conservait avec soin toutes ces choses les méditant en son cœur » (Lc 2, 19), Lui apprit, avec saint Joseph, dès son enfance à être attentif.

Les paroles

43. Nous avons dans les Écritures sa Parole toujours vivante et actuelle, mais il arrive aussi que Jésus nous parle intérieurement et nous appelle pour nous conduire au meilleur endroit. Ce lieu le meilleur, c’est son Cœur. Il nous appelle à entrer là où nous pouvons retrouver des forces et la paix : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi, je vous soulagerai » (Mt 11, 28). C’est pourquoi Il demande à ses disciples : « Demeurez en moi » (Jn 15, 4).

44. Les paroles de Jésus montrent que sa sainteté n’élimine pas les sentiments. Elles révèlent en certaines occasions un amour passionné qui souffre pour nous, s’émeut, s’afflige jusqu’aux larmes. Il est manifeste que les préoccupations et les angoisses courantes des gens, comme la fatigue ou la faim, ne le laissent pas indifférent : « J’ai pitié de la foule, [...] ils n’ont pas de quoi manger [...] ils vont défaillir en route, et il y en a parmi eux qui sont venus de loin » (Mc 8, 2-3).

45. L’Évangile ne cache pas les sentiments de Jésus à l’égard de Jérusalem, la ville bien-aimée : « Quand Il fut proche, à la vue de la ville, Il pleura sur elle » (Lc 19, 41) et exprima son plus grand regret : « Si en ce jour tu avais compris, toi aussi, le message de paix ! » (19, 42). Les évangélistes, tout en le montrant parfois puissant ou glorieux, ne manquent pas de révéler ses sentiments face à la mort et à la souffrance des amis. Avant de raconter que « Jésus pleura » (Jn 11, 35) sur le tombeau de Lazare, l’Évangile explique qu’« Il aimait Marthe et sa sœur et Lazare » (Jn 11, 5) et que, voyant Marie et ses compagnes pleurer, « Il frémit en son esprit et se troubla » (Jn 11, 33). Le récit ne laisse aucun doute sur le fait qu’il s’agit de pleurs sincères provenant d’un trouble intérieur. Enfin, l’angoisse de Jésus face à sa mort violente de la main de ceux qu’Il aime tant n’est pas non plus cachée : « Il commença à ressentir effroi et angoisse » (Mc 14, 33), au point de dire : « Mon âme est triste à en mourir » (Mc 14, 34). Ce trouble intérieur s’exprime avec toute sa force dans le cri du Crucifié : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15, 34).

46. Ce qui précède pourrait ressembler à du romantisme religieux. Or rien n’est plus sérieux et décisif, et trouve sa plus haute expression se trouve dans le Christ cloué sur la croix qui est la parole d’amour la plus éloquente. Il ne s’agit pas d’une coquille vide, d’un pur sentiment, d’une évasion spirituelle. Il s’agit d’amour. C’est pourquoi, lorsque saint Paul cherche les mots justes pour expliquer sa relation avec le Christ, il écrit : « Il m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2, 20). Telle était sa plus grande conviction : se savoir aimé. Le don de soi du Christ sur la croix l’a subjugué, mais il n’avait de sens que parce qu’il y avait une chose encore plus grande que ce don même : “Il m’a aimé”. Alors que nombre de personnes cherchaient leur salut, leur bien-être ou leur sécurité dans diverses propositions religieuses, Paul, touché par l’Esprit, a su regarder au-delà et s’émerveiller de ce qu’il y a de plus grand et de plus fondamental : “Il m’a aimé”.

47. Après avoir contemplé le Christ, ce que ses gestes et ses paroles laissent entrevoir de son cœur, rappelons maintenant comment l’Église réfléchit sur le saint mystère du Cœur du Seigneur.

III
VOICI LE CŒUR QUI A TANT AIMÉ

48. La dévotion au Cœur du Christ n’est pas le culte d’un organe séparé de la personne de Jésus. Nous contemplons et adorons Jésus-Christ tout entier, le Fils de Dieu fait homme, représenté dans une image où son cœur est mis en évidence. Le cœur de chair est considéré comme l’image ou le signe privilégié du centre le plus intime du Fils incarné et de son amour à la fois divin et humain car, plus que tout autre membre de son corps, il est « signe ou symbole naturel de son immense charité ». [28]

L’adoration du Christ

49. Il est indispensable de souligner que nous sommes dans une relation d’amitié et d’adoration avec la personne du Christ, attirés par son amour représenté par l’image de son Cœur. Nous vénérons cette image qui le représente, mais l’adoration ne s’adresse qu’au Christ vivant, dans sa divinité et dans toute son humanité, afin de nous laisser étreindre par son amour humain et divin.

50. Au-delà de l’image utilisée, il est certain que le Cœur vivant du Christ – jamais une image – est objet d’adoration car il fait partie de son Corps très saint et ressuscité, inséparable du Fils de Dieu qui l’a assumé pour toujours. Il est adoré en tant que « Cœur de la personne du Verbe auquel il est inséparablement uni ». [29] Nous ne l’adorons pas isolément mais dans la mesure où, avec ce Cœur, c’est le Fils incarné lui-même qui vit, aime et reçoit notre amour. Par conséquent, tout acte d’amour ou d’adoration envers son Cœur « s’adresse en réalité au Christ Lui-même », [30] puisqu’il renvoie spontanément à Lui et qu’il est « le symbole et l’image expresse de l’amour infini de Jésus-Christ ». [31]

51. C’est pourquoi personne ne doit penser que cette dévotion pourrait nous séparer ou nous éloigner de Jésus-Christ et de son amour. De manière spontanée et directe, elle nous oriente vers Lui, et vers Lui seul, qui nous appelle à une précieuse amitié faite de dialogue, d’affection, de confiance et d’adoration. Ce Christ au cœur transpercé et brûlant est le même qui est né à Bethléem par amour, qui a parcouru la Galilée en guérissant, en caressant, en répandant la miséricorde, le même qui nous a aimés jusqu’au bout en ouvrant les bras sur la croix. Enfin, c’est le même qui est ressuscité et qui vit glorieusement au milieu de nous.

La vénération de son image

52. Il faut noter que l’image du Christ avec son cœur, même si elle n’est en aucun cas objet d’adoration, n’est pas pour autant une image parmi d’autres que nous pourrions choisir. Elle n’a pas été inventée dans un bureau ni dessinée par un artiste. « Elle n’est pas un symbole imaginaire, elle est un symbole réel qui représente le centre, la source d’où a jailli le salut de l’humanité tout entière ». [32]

53. Une expérience humaine universelle rend cette image unique. Il est en effet incontestable qu’au cours de l’histoire et dans diverses parties du monde, le cœur est devenu le symbole de l’intimité la plus personnelle, ainsi que de l’affection, des émotions et de la capacité d’aimer. Au-delà de toute explication scientifique, une main posée sur le cœur d’un ami exprime une affection particulière ; lorsqu’une personne tombe amoureuse et qu’elle est proche de l’être aimé, les battements de son cœur s’accélèrent ; lorsqu’une personne souffre d’abandon ou de tromperie de la part d’un être aimé, elle ressent une forte oppression au niveau du cœur. Pour exprimer qu’une chose est sincère et vient vraiment du centre de la personne, on dit : “Je te le dis du fond du cœur”. Le langage poétique ne peut ignorer la puissance de ces expériences. C’est pourquoi le cœur a acquis incontestablement au cours de l’histoire une force symbolique unique qui n’est pas seulement conventionnelle.

54. Il est donc compréhensible que l’Église ait choisi l’image du cœur pour représenter l’amour humain et divin de Jésus-Christ et le centre le plus intime de sa personne. Si l’image d’un cœur avec des flammes de feu est un symbole éloquent nous rappelant l’amour de Jésus-Christ, il convient cependant que ce cœur fasse partie d’une représentation de Lui. Son appel à une relation personnelle de rencontre et de dialogue est de cette manière plus significatif. [33] L’image vénérée du Christ, de laquelle se détache son cœur aimant, inclut un regard qui nous appelle à la rencontre, au dialogue et à la confiance ; des mains fortes, capables de nous soutenir ; une bouche qui nous adresse la parole d’une manière unique et très personnelle.

55. Le cœur a la particularité d’être perçu non pas comme un organe séparé mais comme un centre intime unificateur et donc comme expression de la totalité de la personne, ce qui n’est pas le cas des autres organes du corps humain. Puisqu’il est le centre intime de la totalité de la personne, et donc une partie représentant le tout, il serait facile de le dénaturer en le contemplant séparément de la figure du Seigneur. L’image du cœur doit nous renvoyer à la totalité de Jésus-Christ en son centre unificateur et, simultanément à partir de ce centre unificateur, elle nous doit nous amener à contempler le Christ dans toute la beauté et la richesse de son humanité et de sa divinité.

56. Cela va au-delà de l’attrait qu’exercent les diverses images qui ont été faites du Cœur du Christ. On ne doit pas, en effet, « mettre notre confiance dans des images ou leur demander quelque chose, comme le faisaient autrefois les païens », mais, « à travers les images que nous baisons, devant lesquelles nous nous découvrons et nous prosternons, c’est le Christ que nous adorons ». [34]

57. Par ailleurs, nous pouvons trouver certaines de ces images peu attrayantes et invitant peu à l’amour et à la prière. Cela est secondaire car l’image n’est rien d’autre qu’une figure incitative et, comme diraient les Orientaux, nous ne devons pas en rester au doigt qui montre la lune. Bien que bénie, il ne s’agit ici que d’une image nous invitant à aller au-delà, nous incitant à élever notre cœur jusqu’à celui du Christ vivant, et à l’unir à lui ; alors que l’Eucharistie est présence réelle devant être adorée. L’image vénérée convoque, indique et porte, afin de nous faire passer du temps dans la rencontre avec le Christ et dans son adoration, comme il nous semble le mieux de l’imaginer. En regardant l’image, nous nous mettons face au Christ et, devant Lui, « l’amour se fixe, contemple le mystère, en profite en silence ». [35]

58. Cela dit, nous ne devons pas oublier que cette image du cœur nous parle de chair humaine, de terre, et donc aussi de Dieu qui a voulu entrer dans notre condition historique, devenir histoire et partager notre cheminement terrestre. Une forme de dévotion plus abstraite ou stylisée ne sera pas nécessairement plus fidèle à l’Évangile, car la manière dont Dieu a voulu se révéler et se faire proche de nous se manifeste dans ce signe sensible et accessible.

Un amour sensible

59. Amour et cœur ne sont pas nécessairement reliés, car la haine, l’indifférence, l’égoïsme peuvent régner dans un cœur humain. Mais nous n’atteignons pas notre pleine humanité si nous ne sortons pas de nous-mêmes ; et nous ne devenons pas pleinement nous-mêmes si nous n’aimons pas. Le centre le plus intime de notre personne, créé pour l’amour, ne réalise le projet de Dieu que lorsqu’il aime. C’est pourquoi le symbole du cœur symbolise en même temps l’amour.

60. Le Fils éternel de Dieu, qui me transcende infiniment, a aussi voulu m’aimer avec un cœur humain. Ses sentiments humains deviennent le sacrement d’un amour infini et définitif. Son cœur n’est donc pas un symbole physique qui n’exprimerait qu’une réalité purement spirituelle ou séparée de la matière. Un regard tourné vers le Cœur du Seigneur contemple une réalité physique, sa chair humaine qui permet au Christ d’avoir des émotions et des sentiments bien humains, comme nous, quoi qu’entièrement transformés par son amour divin. La dévotion doit atteindre l’amour infini de la personne du Fils de Dieu, mais nous devons dire que cet amour est inséparable de son amour humain, et nous sommes aidés en cela par l’image de son cœur de chair.

61. Si aujourd’hui encore le cœur est perçu dans le sentiment populaire comme le centre affectif de tout être humain, c’est lui qui peut le mieux signifier l’amour divin du Christ uni pour toujours et inséparablement à son amour humain. Pie XII rappelait déjà que la Parole de Dieu, « qui décrit les dispositions du Cœur de Jésus-Christ, ne rend pas seulement compte de la charité divine mais aussi des sentiments d’affection humaine [...]. Les battements du Cœur de Jésus-Christ, uni hypostatiquement à la divine personne du Verbe, ont sans aucun doute été inspirés par l’amour et par toutes les autres affections sensibles ». [36]

62. Chez les Pères de l’Église, contrairement à d’autres qui niaient ou relativisaient la véritable humanité du Christ, nous trouvons une forte affirmation de la réalité concrète et tangible des affections humaines du Seigneur. Ainsi, saint Basile souligne que l’incarnation n’est pas une chose imaginaire mais que « le Seigneur a pris sur Lui les passions de la nature ». [37] Saint Jean Chrysostome propose un exemple : « S’Il n’avait pas eu notre nature, Il n’aurait jamais été en proie à la douleur ». [38] Saint Ambroise affirme : « Puisqu’Il a pris une âme, Il a pris les passions de l’âme ». [39] Et saint Augustin présente les affections humaines comme une réalité qui, une fois assumée par le Christ, n’est plus étrangère à la vie de la grâce : « Ce qui affecte la faiblesse humaine, comme la chair même de l’humaine faiblesse ainsi que la mort de la chair humaine, le Seigneur Jésus l’a pris non par une nécessité de sa condition, mais par sa volonté de miséricorde […] afin que, s’il arrive à quelqu’un d’être affligé et de souffrir au milieux des tentations humaines, il ne se croie pas pour autant étranger à sa grâce ». [40] Enfin, saint Jean Damascène considère l’expérience affective réelle du Christ dans son humanité comme un signe qu’Il a assumé notre nature dans sa totalité et non partiellement, afin de la racheter et de la transformer entièrement. Le Christ a donc assumé tous les éléments qui composent la nature humaine, afin que tous soient sanctifiés. [41]

63. Il vaut la peine d’inclure ici la réflexion d’un théologien qui reconnaît qu’ « en raison de l’influence de la pensée grecque, la théologie a longtemps relégué le corps et les sentiments dans le monde du pré-humain, du sous-humain ou tentateur du véritable humain. Mais ce que la théologie n’a pas résolu en théorie a été résolu dans la pratique par la spiritualité. Celle-ci et la religiosité populaire ont maintenu vivante la relation avec les aspects somatiques, psychologiques et historiques de Jésus. Les Chemins de Croix, la dévotion aux plaies, la spiritualité du précieux sang, la dévotion au Cœur de Jésus, les pratiques eucharistiques [...]. Tout cela a suppléé aux lacunes de la théologie en nourrissant l’imagination et le cœur, l’amour et la tendresse pour le Christ, l’espérance et la mémoire, le désir et la nostalgie. La raison et la logique ont pris d’autres chemins ». [42]

Un triple amour

64. Nous n’en restons pas cependant aux seuls sentiments humains, aussi beaux et émouvants soient-ils. En contemplant le Cœur du Christ, nous reconnaissons que dans ses sains et nobles sentiments, dans sa tendresse, dans le tressaillement de son affection humaine, toute la vérité de son amour divin et infini se manifeste. Benoît XVI l’a exprimé ainsi : « De l’horizon infini de son amour, Dieu a voulu entrer dans les limites de l’histoire et de la condition humaine, prenant un corps et un cœur ; si bien que nous pouvons contempler et rencontrer l’infini dans le fini, le Mystère invisible et ineffable dans le Cœur humain de Jésus, le Nazaréen ». [43]

65. Dans l’image du Cœur du Seigneur un triple amour est en effet représenté et nous éblouit. Tout d’abord, l’amour divin infini qui se trouve dans le Christ. Mais nous pensons aussi à la dimension spirituelle de l’humanité du Seigneur. De ce point de vue, le cœur est « le symbole de cette ardente charité qui, infuse dans le Christ, anime sa volonté humaine ». Enfin, il est « le symbole de son amour sensible ». [44]

66. Ces trois amours ne sont pas des facultés séparées fonctionnant de manière parallèle ou sans lien, mais elles agissent et s’expriment ensemble en un flux constant de vie : « À la lumière de la foi, par laquelle nous croyons que les deux natures, humaine et divine, sont unies dans la personne du Christ, notre esprit est rendu capable de concevoir les liens très étroits qui existent entre l’amour sensible du cœur physique de Jésus et son double amour spirituel, l’humain et le divin ». [45]

67. C’est pourquoi, en entrant dans le Cœur du Christ, nous nous sentons aimés par un cœur humain, plein d’affections et de sentiments comme le nôtre. Sa volonté humaine veut nous aimer librement, et cette volonté spirituelle est pleinement illuminée par la grâce et la charité. Lorsque nous atteignons les profondeurs de ce Cœur, nous sommes inondés par la gloire incommensurable de son amour infini de Fils éternel que nous ne pouvons plus séparer de son amour humain. C’est précisément dans son amour humain, et non pas en nous en éloignant, que nous trouvons son amour divin : nous trouvons « l’infini dans le fini ». [46]

68. L’Église enseigne de manière constante et définitive que l’adoration que nous rendons à sa personne est unique et englobe inséparablement sa nature divine et sa nature humaine. Depuis les temps anciens, elle a enseigné que nous devons « adorer un seul et même Christ, Fils de Dieu et Fils d’homme, de deux natures et en deux natures inséparables et indivisées » ; [47] et cela d’ « une seule adoration [… ] selon que le Verbe s’est fait chair ». [48] Le Christ n’est en aucune manière adoré en deux natures, à partir de quoi seraient introduites deux adorations, mais « d’une seule adoration le Dieu Verbe incarné avec sa propre chair » est adoré. [49]

69. Saint Jean de la Croix exprime que, dans l’expérience mystique, l’amour incommensurable du Christ ressuscité n’est pas ressenti comme étranger à notre vie. L’infini s’abaisse en quelque sorte pour que, à travers le Cœur ouvert du Christ, nous puissions vivre une rencontre d’amour vraiment réciproque : « Il est croyable qu’un oiseau qui vole terre à terre prenne la haute Aigle royale, si [celle-ci] descend en bas, voulant être prise ». [50] Et il explique que, « voyant l’Épouse navrée de son amour, Il accourt à sa plainte, étant aussi blessé de son amour, parce qu’en matière de personnes éprises d’amour, la blessure de l’une est commune à l’autre et ils éprouvent à eux deux une commune souffrance ». [51] Ce mystique comprend la figure du côté blessé du Christ comme un appel à la pleine union avec le Seigneur. Il est le cerf blessé du fait que nous ne nous sommes pas encore laissés toucher par son amour. Il descend aux cours d’eau pour étancher sa soif et trouve le réconfort chaque fois que nous nous tournons vers lui :

« Reviens, colombe,
Car sur le sommet des monts
Apparaît le cerf blessé,
Savourant la brise fraîche de ton vol ». [52]

Perspectives trinitaires

70. La dévotion au Cœur de Jésus est nettement christologique. Il s’agit d’une contemplation directe du Christ qui nous invite à l’union avec Lui. Cela est légitime si nous gardons à l’esprit ce que demande la Lettre aux Hébreux : courir notre course « fixant nos yeux sur Jésus » (12, 2). Cependant, nous ne pouvons pas ignorer que Jésus se présente en même temps comme le chemin vers le Père : « Je suis le chemin [...]. Nul ne vient au Père que par moi » ( Jn 14, 6). Il veut nous conduire au Père. On comprend pourquoi la prédication de l’Église, et cela dès les origines, ne nous arrête pas à Jésus-Christ, mais nous conduit au Père. C’est Lui qui, en fin de compte, doit être glorifié en tant que plénitude originelle. [53]

71. Attardons-nous, par exemple, sur la Lettre aux Éphésiens où nous lisons avec force et clarté comment notre adoration s’adresse au Père : « Je fléchis les genoux en présence du Père » ( Ep 3, 14). « Un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous » ( Ep 4, 6). « En tout temps et à tout propos, rendez grâces à Dieu le Père » ( Ep 5, 20). Le Père est celui « pour qui nous sommes faits » ( 1 Co 8, 6). C’est pourquoi saint Jean-Paul II déclare que « toute la vie chrétienne est comme un grand pèlerinage vers la maison du Père ». [54] Saint Ignace d’Antioche fait l’expérience de cela sur le chemin du martyre : « En moi une eau vive murmure et dit au dedans de moi : Viens vers le Père ». [55]

72. Le Père est avant tout le Père de Jésus-Christ : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ » ( Ep 1, 3). Il est « le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père le la gloire » ( Ep 1, 17). Lorsque le Fils se fait homme, tous les désirs et les aspirations de son cœur humain se tournent vers le Père. Observant comment le Christ se rapportait au Père, nous remarquons la fascination de son cœur humain, son orientation parfaite et constante vers le Père. [56] Sa vie sur cette terre a consisté en un parcours où il a ressenti, dans son cœur d’homme, un appel incessant à aller vers le Père. [57]

73. Nous savons qu’Il s’adressait au Père avec le mot araméen “Abba”, c’est-à-dire “papa”. À l’époque, certains furent gênés par cette familiarité (cf. Jn 5, 18). C’est l’expression que Jésus a utilisée pour communiquer avec le Père lorsque l’angoisse de la mort est apparue : « Abba ! tout t’est possible, éloigne de moi cette coupe, pourtant pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! » (Mc 14, 36). Il s’est toujours reconnu aimé du Père : « Tu m’as aimé avant la fondation du monde » (Jn 17, 24). Et Jésus, dans son cœur d’homme, s’extasiait en entendant le Père lui dire : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur » (Mc 1, 11).

74. Le quatrième Évangile dit que le Fils éternel est tourné vers « le sein du Père » (1, 18) depuis toujours. [58] Saint Irénée affirme que « le Fils de Dieu existe depuis toujours auprès du Père ». [59] Et Origène soutient que le Fils demeure « dans la contemplation ininterrompue de l’abysse paternelle ». [60] C’est pourquoi, lorsque le Fils se fait homme, il passe des nuits entières à converser avec le Père bien-aimé sur le sommet de la montagne (cf. Lc 6, 12). Il dit : « Je dois être dans la maison de mon Père ? » ( Lc 2, 49). Regardons sa louange : « Il tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit Saint, et dit : “Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre” » ( Lc 10, 21). Et ses dernières paroles, pleines de confiance, sont : « Père, entre tes mains je remets mon esprit » ( Lc 23, 46).

75. Tournons maintenant notre regard vers l’Esprit Saint qui remplit le Cœur du Christ et brûle en lui. Comme l’a dit saint Jean-Paul II, le Cœur du Christ est « le chef-d’œuvre de l’Esprit Saint ». [61] Il ne s’agit pas seulement du passé, car « dans le Cœur du Christ, est vivante l’action de l’Esprit Saint, auquel Jésus a attribué l’inspiration de sa mission (cf. Lc 4, 18 ; Is 61, 1) et dont il avait promis l’envoi lors de la dernière Cène. C’est l’Esprit qui aide à saisir la richesse du signe du côté transpercé du Christ, dont l’Église est issue (cf. Const. Sacrosanctum Concilium, n. 5) ». [62] En définitive, « seul l’Esprit Saint peut ouvrir devant nous cette plénitude de “l’homme intérieur” qui se trouve dans le Cœur du Christ. Lui seul peut introduire progressivement la force de cette plénitude dans nos cœurs humains ». [63]

76. Essayant de pénétrer le mystère de l’action de l’Esprit, nous voyons qu’Il gémit en nous et dit Abba : « La preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! » (Ga 4, 6). En effet, « l’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 16). L’action de l’Esprit Saint dans le cœur humain du Christ provoque en permanence cette attirance vers le Père. Et lorsqu’il nous unit aux sentiments du Christ par la grâce, il nous fait participer à la relation de celui-ci avec le Père, il est « un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba ! Père ! » (Rm 8, 15).

77. Notre relation avec le Cœur du Christ se transforme alors sous l’impulsion de l’Esprit qui nous oriente vers le Père, source paternelle de la vie et origine suprême de la grâce. Le Christ ne désire pas que nous nous arrêtions à Lui. L’amour du Christ est une « révélation de la miséricorde du Père ». [64] Son désir est que, poussés par l’Esprit qui jaillit de son cœur, « avec Lui et en Lui » nous allions vers le Père. La gloire est adressée au Père « par » le Christ, [65] « avec » le Christ [66] et « dans » le Christ. [67] Saint Jean-Paul II a enseigné que « le Cœur du Sauveur nous invite à remonter à l’amour du Père qui est la source de tout amour authentique ». [68] C’est précisément cela que l’Esprit Saint cherche à cultiver dans nos cœurs en venant à nous à partir du Cœur du Christ. C’est pourquoi la liturgie, sous l’action vivifiante de l’Esprit, se tourne toujours vers le Père à partir du cœur ressuscité du Christ.

Expressions magistérielles récentes

78. Le Cœur du Christ est présent de différentes manières dans l’histoire de la spiritualité chrétienne. Dans la Bible et dans les premiers siècles de l’Église, il apparait sous la forme du côté blessé du Seigneur, comme source de grâce ou bien comme appel à une rencontre intime d’amour. Il ne cesse de réapparaître dans le témoignage de nombreux saints jusqu’à nos jours. Au cours des derniers siècles, cette spiritualité a pris la forme d’un véritable culte du Cœur du Seigneur.

79. Nombre de mes prédécesseurs ont évoqué le Cœur du Christ et, de manières très diverses, nous ont invités à nous unir à Lui. À la fin du XIX ème siècle, Léon XIII nous invita à nous consacrer à Lui, unissant dans sa proposition l’invitation à l’union avec le Christ à l’admiration de la splendeur de son amour infini. [69] Une trentaine d’années plus tard, Pie XI présenta cette dévotion comme une synthèse de l’expérience de foi chrétienne. [70] Pie XII affirma ensuite que le culte du Sacré-Cœur exprime de manière excellente, en une sublime synthèse, notre culte envers Jésus-Christ. [71]

80. Plus récemment, saint Jean-Paul II a présenté le développement de ce culte au cours des siècles passés comme une réponse à la croissance de formes de spiritualités rigoristes et désincarnées qui oubliaient la miséricorde du Seigneur, mais aussi comme un appel actuel à un monde qui cherche à se construire sans Dieu : « La dévotion au Sacré-Cœur, telle qu’elle s’est développée en Europe il y a deux siècles, sous l’impulsion des expériences mystiques de sainte Marguerite-Marie Alacoque, a été une réponse au rigorisme janséniste qui avait fini par ignorer la miséricorde infinie de Dieu. [...] L’homme de l’an 2000 a besoin du Cœur du Christ pour connaître Dieu et se connaître lui-même ; il en a besoin pour construire la civilisation de l’amour ». [72]
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