Il y a cent cinquante ans, le 23 mars 1871, Pie IX proclamait saint Alphonse-Marie de Liguori docteur de l'Église. Il vécut une conversion progressive vers une approche pastorale basée sur la miséricorde: la radicalité évangélique ne doit pas être opposée aux fragilités humaines, écrit le Pape François dans un message rappelant les défis actuels posés par la pandémie, l'intelligence artificielle et la menace antidémocratique.
Message du pape François :
Il y a cent cinquante ans, le 23 mars 1871, Pie IX proclamait saint Alphonse Marie de Liguori docteur de l’Eglise.
La Bulle proclamant saint Alphonse Marie Docteur de l’Eglise souligne la spécificité de sa proposition morale et spirituelle, qui a su indiquer « la voie sûre dans l’imbroglio des opinions contrastées du rigorisme et du laxisme » (1).
Cent-cinquante ans après cette joyeuse fête, le message de saint Alphonse Marie de Liguori, patron des confesseurs et des moralistes, et modèle pour toute l’Eglise en sortie missionnaire, indique encore avec vigueur la voie maîtresse pour approcher les consciences du visage accueillant du Père, parce que « le salut que Dieu nous offre est l’œuvre de sa miséricorde » (Evangelii gaudium, 112).
L’accueil de la réalitéLa proposition théologique alphonsienne est née de l’écoute et de l’accueil de la fragilité des hommes et des femmes les plus abandonnés spirituellement. Le saint Docteur, formé dans une mentalité morale rigoriste, se convertit à la « bénignité » à travers l’accueil de la réalité.
Son expérience missionnaire dans les périphéries existentielles de son époque, la recherche de ceux qui sont loin et l’écoute des confessions, la fondation et la direction de la Congrégation naissante du Très Saint Rédempteur, ainsi que ses responsabilités comme évêque d’une Eglise particulière, le conduisent à devenir un père et un maître de miséricorde, certain que le « paradis de Dieu est le cœur de l’homme » (2).
Sa conversion progressive vers une pastorale vraiment missionnaire, capable de proximité avec le peuple, de savoir l’accompagner à son rythme, de partager concrètement sa vie, notamment au milieu de grandes limites et de défis, poussa Alphonse à revoir, non sans effort, l’orientation théologique et juridique qu’il avait reçue pendant les années de sa formation : initialement marquée par un certain rigorisme, elle se transforma ensuite en une approche miséricordieuse, en un dynamisme évangélisateur capable d’agir par attraction.
Dans les débats théologiques, préférant la raison à l’autorité, il ne s’arrête pas à la formulation théorique des principes mais se laisse interpeller par la vie même. Avocat des plus petits, des personnes fragiles et rejetées de la société de son temps, il défend le « droit » de tous, surtout des plus abandonnés et des pauvres. Ce parcours l’a conduit au choix décisif de se mettre au service des consciences qui cherchent, même au cœur de mille difficultés, le bien à faire, par fidélité à l’appel de Dieu à la sainteté.
Saint Alphonse n’est donc « ni laxiste ni rigoriste. Il est réaliste dans le véritable sens chrétien du terme » parce qu’il a bien compris que « la vie communautaire et l’engagement avec les autres » sont au cœur même de l’Evangile » (EG 177). L’annonce de l’Evangile dans une société qui change rapidement exige le courage d’écouter la réalité, pour « éduquer les consciences à penser différemment, en discontinuité avec le passé » (3).
Toute action pastorale a ses racines dans la rencontre salvifique avec le Dieu de la vie, naît de l’écoute de la vie et se nourrit d’une réflexion théologique capable d’assumer les questions des personnes pour indiquer des voies praticables. A l’exemple d’Alphonse, j’invite les théologiens moralistes, les missionnaires et les confesseurs à entrer dans une relation vivante avec les membres du peuple de Dieu et à regarder l’existence en partant de leur point de vue, pour comprendre les difficultés réelles qu’ils rencontrent et aider à guérir les blessures, parce que seule la véritable fraternité « sait regarder la grandeur sacrée du prochain, qui sait découvrir Dieu dans tous les êtres humains, [qui] sait supporter les tracas de la vie ensemble en s’accrochant à l’amour de Dieu, [qui] sait ouvrir son cœur à l’amour divin pour chercher le bonheur des autres comme le cherche leur Père qui est bon » (EG, 92).
Fidèle à l’Evangile, que l’enseignement moral chrétien appelé à annoncer, approfondir et enseigner, soit toujours une réponse « au Dieu qui nous aime et qui nous sauve, en le reconnaissant dans les autres et en sortant de soi pour chercher le bien de tous » (EG, 39). La théologie morale ne peut pas réfléchir uniquement sur la formulation des principes et des normes, mais il faut qu’elle assume résolument la réalité qui dépasse toute idée (cf. EG, 231). C’est une priorité (cf. EG, 34-39) parce que la seule connaissance des principes théoriques, comme nous le rappelle saint Alphonse lui-même, ne suffit pas pour accompagner et soutenir les consciences dans le discernement du bien à accomplir. Il est nécessaire que la connaissance devienne pratique par l’écoute et l’accueil des plus petits, des personnes fragiles et de ceux qui sont considérés par la société comme des déchets.
Des consciences mûres pour une Église adulteA l’exemple de saint Alphonse Marie de Liguori, rénovateur de la théologie morale (4), il devient souhaitable et donc nécessaire d’accompagner et de soutenir, en marchant à leurs côtés, les personnes les plus démunies d’aides spirituelles sur le chemin vers la rédemption. Il ne faut pas opposer la radicalité évangélique à la faiblesse de l’homme. Il est nécessaire de toujours trouver la voie qui n’éloigne pas, mais qui rapproche les cœurs de Dieu, comme le fit Alphonse avec son enseignement spirituel et moral. Tout cela parce que « l’immense majorité des pauvres possède une ouverture particulière à la foi ; ils ont besoin de Dieu et nous ne pouvons pas négliger de leur offrir son amitié, sa bénédiction, sa Parole, la célébration des sacrements et la proposition d’un chemin de croissance et de maturation dans la foi. L’option préférentielle pour les pauvres doit se traduire principalement dans une attention religieuse privilégiée et prioritaire » (EG, 200).
Comme saint Alphonse, nous sommes appelés à aller à la rencontre du peuple en tant que communauté apostolique qui suit le Rédempteur parmi ceux qui sont abandonnés. Aller à la rencontre de ceux qui sont privés de secours spirituel aide à dépasser l’éthique individualiste et à promouvoir une maturité morale capable de choisir le véritable bien. En formant des consciences responsables et miséricordieuses, nous aurons une Eglise adulte capable de répondre de manière constructive aux fragilités sociales, en vue du Royaume des cieux.
Aller à la rencontre des plus fragiles permet de lutter contre la « logique ‘de la compétitivité et de la loi du plus fort’ qui ‘considère l’être humain en soi comme un bien de consommation que l’on peut utiliser et jeter’, ouvrant la voie à ‘la culture du déchet’ » (cf. EG, 53).
En ces derniers temps, les défis auxquels fait face la société sont innombrables : la pandémie et le travail dans le monde d’après la covid, les soins à assurer à tous, la défense de la vie, les input qui nous viennent de l’intelligence artificielle, la protection de la création, la menace antidémocratique et l’urgence de la fraternité. Malheur à nous si, dans cet engagement à l’évangélisation, nous séparions « le cri des pauvres » (5) du « cri de la terre » (6).
Alphonse de Liguori, maître et patron des confesseurs et des moralistes, a apporté des réponses constructives aux défis de la société de son temps, à travers l’évangélisation populaire, indiquant un style de théologie morale capable de tenir ensemble l’exigence de l’Evangile et les fragilités humaines.
Je vous invite, à l’exemple du saint Docteur, à affronter sérieusement au niveau de la théologie morale « le cri de Dieu qui nous demande à tous : « Où est ton frère ? » (Gn 4, 9). Où est ton frère esclave ? Où est celui que tu tues tous les jours dans la petite usine clandestine, dans le réseau de prostitution, dans les enfants que tu fais mendier, dans celui qui doit travailler en cachette parce qu’il n’a pas été régularisé ? » (EG, 211).
Devant des passages historiques comme c’est le cas actuellement, le risque d’absolutiser les droits des forts, oubliant les plus démunis, devient concret.
La formation des consciences au bien est un objectif indispensable pour tous les chrétiens. Faire de la place aux consciences – lieu où résonne la voix de Dieu – pour qu’elles puissent mener à bien leur discernement personnel dans le concret de la vie (cf. AL, 37) est une tâche formative à laquelle il faut rester fidèle. L’attitude du Samaritain (Lc 10, 33-35), comme je l’ai indiqué dans Fratelli tutti, nous pousse dans cette direction.
La théologie morale ne doit pas avoir peur d’accueillir le cri des plus petits de la terre et de le faire sien. La dignité des personnes fragiles est un devoir moral qui ne peut être éludé ni délégué. Il est nécessaire de témoigner que qui dit droit dit toujours solidarité.
Je vous invite, comme l’a fait saint Alphonse, à aller à la rencontre des frères et sœurs fragiles de notre société. Cela implique le développement d’une réflexion théologique morale et une action pastorale capable de s’engager pour le bien commun qui plonge ses racines dans l’annonce du kérygme, qui a une parole ferme pour la défense de la vie, envers la création et la fraternité.
En cette fête particulière, j’encourage la Congrégation du Très Saint Rédempteur et l’Académie pontificale alphonsienne, qui est son expression et le centre d’une formation théologique et apostolique supérieure, à se mettre en dialogue constructif avec toutes les instances provenant de toutes les cultures (7), pour rechercher des réponses apostoliques, morales et spirituelles en faveur de la fragilité humaine, sachant que le dialogue est marturya.
Que saint Alphonse Marie de Liguori et la Vierge Marie du Perpétuel Secours vous soient toujours des compagnons de voyage !
_____________________
(1) Pie IX, Acta Sancta Sedis, vol. VI, Typis Polyglottae Officinae S. C. De Propaganda Fidei, Rome 1871, 318.
(2) A. de’ Liguori, “Modo di conversare alla familiare con Dio” (Manière d’entretenir avec Dieu une conversation continuelle et familière), in Opere ascetiche vol. I, CSSR, Rome 1933, 316.
(3) Ibid., 221.
(4) Cf. Jean-Paul II, «Spiritus Domini», in Enchiridium Vaticanum, vol. 10, éd. Dehoniane, Bologne 1989, p. 1420. [cf. AAS79 (1987) pp. 1367-1368].
(5) Cf. Laudato si’, n. 49.
(6) Pape François, «Progettare passi coraggiosi per meglio rispondere alle attese del popolo di Dio (Planifier des pas courageux afin de mieux répondre aux attentes du peuple de Dieu), in Studia Moralia, 57/1 (2019) 13-16.
(7) Querida Amazonia, n. 36.