« L’identité s’insère dans l’appartenance à un peuple, et l’appartenance à un peuple doit être transmise… Et vous devez le faire, parce que votre identité est un trésor », a déclaré le pape François aux journalistes des pays baltes qui l’interrogeaient au cours de la conférence de presse sur l’avion Tallinn-Rome, le 25 septembre 2018.
Traduction des réponses du pape, en italien, aux questions de trois journalistes : lituanien, letton et estonien :
Ce qui scandalise les jeunes
Et maintenant, je me réfère à la rencontre d’aujourd’hui avec les jeunes. Les jeunes sont scandalisés: je présente ici la première question qui était hors du thème du voyage. Les jeunes sont scandalisés par l’hypocrisie des grands. Ils sont scandalisés par les guerres, ils sont scandalisés par l’incohérence, ils sont scandalisés par la corruption.
Et dans ce cas de corruption entre ce que vous avez souligné, des abus sexuels. Il est vrai qu’il y a une accusation contre l’Eglise, et nous le savons tous, nous connaissons les statistiques, je ne le dirai pas ici. Mais même s’il avait eu un seul prêtre à abuser d’un enfant, ce serait toujours monstrueux, car cet homme a été choisi par Dieu pour conduire l’enfant au ciel. Je comprends que les jeunes soient scandalisés par une si grande corruption.
Ils savent qu’il y en a partout, mais dans l’Église, c’est plus scandaleux, car nous devons conduire les enfants à Dieu et non pas les détruire. Les jeunes essaient de se frayer un chemin à travers l’expérience. La rencontre avec les jeunes, aujourd’hui, était très claire: ils demandent l’écoute, ils demandent l’écoute. Ils ne veulent pas de formules toutes faites. Ils ne veulent pas d’un accompagnement directif.
Les fruits de la lutte de l’Eglise
Et la deuxième partie de cette question, qui était la première en-dehors du voyage, était que « l’Eglise ne fait pas les choses comme elle le doit pour nettoyer cette corruption ». Je prends le Rapport de Pennsylvanie, par exemple, et je vois que jusqu’au début des années 70, beaucoup de prêtres étaient tombés dans cette corruption. Puis, plus récemment, ils ont diminué parce que l’Église s’est rendue compte qu’elle devait se battre d’une autre manière.
Dans le passé, on couvrait ces choses. On les couvrait aussi à la maison, lorsque l’oncle violait sa petite nièce, lorsque un père violait ses enfants: on les couvrait, parce que c’était une très grande honte. C’était la manière de penser des siècles passés et du siècle dernier.
Interpréter les faits historiques
En cela, il y a un principe qui m’aide à interpréter l’histoire: un fait historique doit être interprété avec l’herméneutique de l’époque où ce fait s’est produit, pas avec l’herméneutique d’aujourd’hui.
Par exemple: l’indigénisme. Il y a eu tant d’injustices, tant de brutalités. Mais cela ne peut pas être interprété avec l’herméneutique d’aujourd’hui où nous avons une autre prise de conscience.
Un dernier exemple: la peine de mort. Même le Vatican en tant qu’État, lorsqu’il était un État papal, avait la peine de mort; le dernier a été décapité vers 1870, un criminel, un jeune homme.
Mais ensuite la conscience morale grandit, la conscience morale grandit. C’est vrai qu’il y a toujours des échappatoires, il y a toujours des condamnations à mort cachées: tu es vieux, tu est ennuyeux, je ne te donne pas les médicaments … et puis ils disent: « il est parti ». C’est une condamnation à mort – sociale – d’aujourd’hui.
Aucune grâce accordée
Mais je pense avec cela avoir répondu. L’Église: je prends l’exemple de la Pennsylvanie, si regardez les proportions vous constatez que lorsque l’Église a commencé à prendre conscience de cela, elle a tout fait [contre cela].
Et ces derniers temps, j’ai reçu de très nombreuses condamnations de la part de la Congrégation pour la doctrine de la foi et j’ai dit: « En avant, en avant ». Jamais, jamais je n’ai signé une demande de grâce après une condamnation. Là-dessus, on ne négocie pas, il n’y a pas de négociation.
L’une des plus grandes corruptions
La menace des armes. Aujourd’hui, les dépenses mondiales pour les armes sont scandaleuses. On m’a dit qu’avec ce que l’on dépense en armes en un mois, on pourrait nourrir toutes les personnes affamées du monde pendant un an. Je ne sais pas si c’est vrai, c’est terrible.
L’industrie, le commerce des armes et même la contrebande d’armes sont l’une des plus grandes corruptions.
Et avant cela, il y a la logique de la défense. David a pu vaincre grâce à une fronde et cinq pierres, mais aujourd’hui il n’y a pas de David.
Je pense que pour défendre un pays, nous avons besoin d’une armée de défense raisonnable et non agressive. Raisonnable et pas agressif. Ainsi, la défense est licite; et c’est aussi un honneur de défendre le pays ainsi.
Raisonnable, pour défendre la patrie
Le problème vient quand il devient agressif, pas raisonnable, et que l’on fait des guerres de frontière. Nous avons beaucoup d’exemples de guerres frontalières, non seulement en Europe, vers l’est, mais aussi sur d’autres continents: nous nous battons pour le pouvoir, pour coloniser un pays.
C’est, à mon avis, la réponse à votre question. Aujourd’hui, l’industrie de l’armement est scandaleuse devant un monde affamé. Deuxièmement: il est licite, raisonnable, d’avoir une armée pour défendre les frontières, car c’est un honneur; comme il est licite d’avoir la clé de la porte de la maison. Pour la défense.
La Chine : Un processus long et laborieux
C’est un processus qui a duré des années, un dialogue entre la Commission vaticane et la Commission chinoise, pour régler la nomination des évêques. L’équipe vaticane a beaucoup travaillé. Je voudrais donner quelques noms : Mgr Celli qui est allé patiemment, a dialogué, est retourné… des années, des années ! Ensuite, Mgr Rota Graziosi, un humble membre de la Curie de 72 ans qui voulait être prêtre en paroisse mais qui est resté à la Curie pour aider dans ce processus. Et puis le secrétaire d’État, le cardinal Parolin, qui est un homme très dévoué, mais il a une dévotion particulière pour la loupe : tous les documents, il les étudie, point, virgule, accents… Et cela me donne une très grande sécurité. Et cette équipe, avec ces qualités, a avancé.
Vous savez que quand on signe un accord de paix ou une négociation, les deux parties perdent quelque chose, c’est la règle. Les deux parties. Et on avance. Ce processus s’est déroulé ainsi : deux pas en avant, un en arrière, deux en avant, un en arrière… ensuite ils ont passé des mois sans se parler, et puis… Ce sont les temps de Dieu, qui ressemblent au temps chinois : lentement… Cela, c’est la sagesse, la sagesse des Chinois. Les situations des évêques qui étaient en difficulté ont été étudiées cas par cas et à la fin les dossiers sont arrivés sur mon bureau et c’est moi qui ait été le responsable de la signature, dans le cas des évêques.
« C’est moi qui l’ai signé »
En ce qui concerne l’Accord, les ébauches sont passées sur mon bureau, on a parlé, je donnais mes idées, les autres discutaient et ils avançaient. Je pense à la résistance, aux catholiques qui ont souffert : c’est vrai, ils souffriront. Dans un accord, il y a toujours de la souffrance. Mais ils ont une grande foi et ils écrivent, ils font parvenir des messages, affirmant que ce que le Saint-Siège, ce que Pierre dit, est ce que dit Jésus : c’est-à-dire la foi « du martyr » de ces gens, aujourd’hui, va de l’avant. Ce sont des grands. Et l’Accord, c’est moi qui l’ai signé, les Lettres plénipotentiaires pour signer cet Accord. Je suis le responsable. Les autres, que j’ai nommés, ont travaillé pendant plus de dix ans. Ce n’est pas une improvisation : c’est un chemin, un vrai chemin.
Le soutien des catholiques chinois
Et puis une anecdote simple et un fait historique, deux choses avant de terminer. Quand il y a eu ce fameux communiqué d’un ancien nonce apostolique, les épiscopats du monde m’ont écrit en disant qu’ils se sentaient proches, qu’ils priaient pour moi ; les fidèles chinois aussi ont écrit et la signature de cet écrit était celle de l’évêque – disons-le comme cela – de l’Église traditionnelle catholique et de l’évêque de l’Église patriotique : ensemble, tous les deux et les fidèles des deux Églises. Pour moi, cela a été un signe de Dieu.
L’enseignement de l’histoire
Et la seconde chose : nous oublions qu’en Amérique latine – grâce à Dieu, c’est dépassé ! – nous oublions que, pendant 350 ans, c’était les rois du Portugal et de l’Espagne qui nommaient les évêques. Et le pape donnait seulement la juridiction. Nous oublions le cas de l’Empire austro-hongrois : Marie-Thérèse s’est fatiguée à signer les nominations d’évêques et elle donnait la juridiction au Vatican. D’autres époques, grâce à Dieu, qui ne se répètent pas ! Mais le cas actuel n’est pas pour les nominations : c’est un dialogue sur les éventuels candidats. Cela se fait dans un dialogue. Mais la nomination vient de Rome ; la nomination vient du pape, c’est clair. Et nous prions pour les souffrances de certains qui ne comprennent pas ou qui ont derrière eux de nombreuses années de clandestinité.
Lituanie, un pont entre l’Est et l’Ouest.
C’est vrai… Il est évident que vous faites partie, aujourd’hui, de l’Occident, de l’Union européenne, et vous avez beaucoup pour entrer dans l’Union européenne. Après l’indépendance, vous avez aussitôt fait toutes les formalités, qui ne sont pas faciles et vous avez réussi à entrer dans l’Union européenne, c’est-à-dire une appartenance à l’Occident. Vous avez aussi des relations avec l’Otan : vous appartenez à l’Otan et cela signifie Occident. Si vous regardez l’Orient, il y a votre histoire, une histoire dure. Une partie de l’histoire tragique est aussi venue de l’Occident, des Allemands, des Polonais, mais surtout du nazisme, une partie est venue de l’Occident. Et en ce qui concerne l’Orient, de l’Empire russe.
Construire des ponts suppose, exige de la force. De la force non seulement pour appartenir à l’Occident, qui vous donne de la force, mais pour votre propre identité. Je me rends compte que la situation des trois pays baltes est toujours en danger, toujours. La peur de l’invasion… Parce que c’est l’histoire même qui vous rappelle cela. Et vous avez raison quand vous dites que ce n’est pas facile, mais c’est une partie qui se joue tous les jours, un pas après l’autre : avec la culture, avec le dialogue… Mais ce n’est pas facile. Je crois que notre devoir à tous n’est pas de vous aider en cela. Plus que vous aider, vous être proches, avec le cœur.
Toute identité est un trésor
Dans ma patrie, je ne connaissais personne d’Estonie et de Lettonie, alors que l’immigration lituanienne est relativement très forte. Ils sont très nombreux en Argentine. Et ils y apportent leur culture, leur histoire, et ils sont fiers de leur double effort pour s’insérer dans le nouveau pays et aussi pour conserver leur identité. Pendant leurs fêtes, ils portent leurs vêtements traditionnels, leurs chants traditionnels et toujours, chaque fois qu’ils le peuvent, ils retournent en visite dans leur patrie… Je pense que la lutte pour maintenir leur identité les rend très forts, et vous avez cela : vous avez une identité forte. Une identité qui s’est formée dans la souffrance, dans la défense et dans le travail, dans la culture.
Et que peut-on faire pour défendre l’identité ? Le recours aux racines, c’est important. L’identité est quelque chose d’ancien mais qui doit être transmis. L’identité s’insère dans l’appartenance à un peuple, et l’appartenance à un peuple doit être transmise. Les racines doivent être transmises aux nouvelles générations et cela par l’éducation et par le dialogue, surtout entre les plus âgés et les jeunes. Et vous devez le faire, parce que votre identité est un trésor. Toute identité est un trésor, mais conçue comme une appartenance à un peuple. C’est ce qui me vient à l’esprit, je ne sais pas si cela répond à votre question…
Des peuples ouverts aux migrants
Le message sur l’ouverture aux migrants est suffisamment avancé dans votre peuple, il n’y a pas de feux populistes, non. L’Estonie et la Lettonie sont aussi des peuples ouverts qui veulent intégrer les migrants, mais pas massivement, parce que ce n’est pas possible, les intégrer avec la prudence du gouvernement. Nous en avons parlé avec deux des trois chefs d’État et ce sont eux qui ont abordé la question, pas moi. Et dans les discours des présidents, vous verrez que le mot « accueil », « ouverture » est fréquent. Cela indique une volonté d’universalité, dans la mesure où l’on peut, pour l’espace, le travail, etc. ; dans la mesure où l’on peut intégrer – ceci est très important – et dans la mesure où ce n’est pas une menace contre l’identité (du pays). Ce sont trois choses que j’ai comprises sur les migrations du peuple. Et cela m’a beaucoup touché : une ouverture prudente et bien pensée. Je ne sais pas si vous pensez autre chose.
À la question de savoir si le message du pape avait été bien reçu, le pape a répondu :
Je crois que oui. Dans le sens dont je viens de parler. Parce qu’aujourd’hui, le problème des migrants dans le monde entier – et pas seulement la migration externe, mais aussi interne sur les continents – est un problème grave, il n’est pas facile à étudier. Dans chaque pays, en chaque lieu, il a des connotations différentes.
Très bien. J’aimerais vous parler de quelques points du voyage que j’ai vécus avec une force particulière.
Le fait de votre histoire, l’histoire des pays baltes : une histoire d’invasions, de dictatures, de crimes, de déportations… Quand j’ai visité le musée, à Vilnius : « musée » est un mot qui nous fait penser au Louvre… Non. Ce musée est une prison, une prison où des prisonniers, pour des raisons politiques ou religieuses, ont été emmenés. Et j’ai vu des cellules de la taille de ce siège, où on ne pouvait se tenir que debout, des cellules de torture. J’ai vu des lieux de torture où, dans le froid qu’il fait en Lituanie, on amenait les prisonniers nus et jetait de l’eau sur eux, et où on les faisait rester des heures et des heures pour briser leur résistance. Et puis je suis entré dans la salle, la grande salle d’exécution. On y emmenait les prisonniers avec la force et les tuait d’un coup à la nuque ; puis on les sortait sur un tapis roulant et les chargeait sur un camion qui les jetait dans la forêt. On en tuait une quarantaine par jour. A la fin, il y a eu environ quinze mille personnes qui ont été tuées là-bas. Cela fait partie de l’histoire de la Lituanie, mais aussi d’autres pays.
Ce que j’ai vu était en Lituanie. Puis je suis allé au Grand Ghetto, où des milliers de Juifs ont été tués. Puis, dans l’après-midi, je me suis rendu au Monument à la mémoire des condamnés, tués, torturés et déportés. Ce jour-là – je vous le dis franchement – j’étais atterré: cela m’a fait réfléchir à la cruauté. Mais je vous le dis, d’après les informations dont nous disposons aujourd’hui, la cruauté n’est pas terminée. On trouve la même cruauté dans de nombreux lieux de détention, aujourd’hui, dans de nombreuses prisons ; la surpopulation d’une prison est un autre système de torture, un mode de vie sans dignité. Une prison, aujourd’hui, qui n’envisage pas de donner au détenu une perspective d’espoir, est déjà une torture. Puis nous avons vu, à la télévision, la cruauté des terroristes de l’’Isis : ce pilote jordanien brûlé vif, ces chrétiens coptes massacrés sur la plage de Libye, et bien d’autres. Aujourd’hui, la cruauté n’est pas terminée. Il y en a dans le monde entier. Et, vous qui êtes journalistes, je voudrais vous transmettre ce message : c’est un scandale, un grave scandale de notre culture et de notre société.
Une autre chose que j’ai vue dans ces trois pays, c’est la haine[de l’ancien régime] de la religion, quelle qu’elle soit. La haine. J’ai vu un évêque jésuite, en Lituanie ou en Lettonie, je ne me souviens pas bien, qui a été déporté en Sibérie, dix ans, puis dans un autre camp de concentration… Maintenant il est vieux, souriant… tant d’hommes et femmes, pour avoir défendu leur foi, qui était leur identité, ont été torturés et déportés en Sibérie, et ne sont pas revenus ; ou ils ont été tués. La foi de ces trois pays est grande, c’est une foi qui découle précisément du martyre, et c’est quelque chose que vous avez peut-être vu, en parlant avec les gens, comme vous faites, vous les journalistes, pour avoir des nouvelles sur le pays.
De plus, cette importante expérience de foi a produit un phénomène singulier dans ces pays : une vie œcuménique comme il n’y en a pas ailleurs, si généralisée. Il y a un véritable œcuménisme : œcuménisme entre luthériens, baptistes, anglicans et aussi orthodoxes. Dans la cathédrale hier, à la rencontre œcuménique en Lettonie, à Riga, nous l’avons vu : une grande chose ; des frères, des voisins, ensemble dans une église…, des voisins. L’œcuménisme a pris racine ici.
Et il y a un autre phénomène dans ces pays qu’il est important d’étudier, et peut-être pouvez-vous faire beaucoup dans votre profession, en l’étudiant : le phénomène de la transmission de la culture, de l’identité et de la foi. Habituellement, la transmission passait par les grands-parents. Pourquoi ? Parce que les pères travaillaient, le papa et la maman devaient travailler, et devaient être encadrés dans le parti – sous le régime soviétique comme le régime nazi – mais aussi éduqués à l’athéisme. Les grands-parents ont su transmettre la foi et la culture. À une époque où l’usage de la langue lituanienne était interdite en Lituanie, avait été retirée des écoles, lorsqu’ils allaient au service religieux – protestants ou catholiques – ils prenaient des livres de prières pour voir s’ils étaient en lituanien, en russe ou en allemand. Et beaucoup – toute une génération, à l’époque – ont appris leur langue maternelle avec leurs grands-parents : ce sont les grands-parents qui leur apprenaient à écrire et à lire leur langue maternelle. Cela fait réfléchir, et ce serait bien de voir des articles, des reportages télévisés sur la transmission de la culture, de la langue, de l’art, de la foi dans les moments de dictature et de persécution. On ne pouvait penser à un autre moyen, parce que tous les médias, peu nombreux à l’époque – la radio – étaient pris par l’Etat. Quand un gouvernement devient, veut devenir dictatorial, la première chose qu’il fait, c’est prendre le contrôle des médias.