Le pape s’est adressé aux participants du Congrès mondial de l’Université pontificale grégorienne sur « La dignité de l’enfant dans le monde numérique » (“Child Dignity in the Digital World”, 3-6 octobre 2017). Le cardinal secrétaire d’Etat Pietro Parolin est intervenu au congrès le 3 octobre. Le pape a d’abord été salué par le recteur de la Grégorienne et par une jeune engagée pour la défense des enfants.
Discours du pape François :
Éminences,
Monsieur le Président du Sénat, Madame Ministre,
Excellences, Recteur Magnifique,
Messieurs les Ambassadeurs, distinguées Autorités, Professeurs, Mesdames et Messieurs,
Je remercie le Recteur de l’Université Grégorienne, le Père Nuno da Silva Gonçalves, et la jeune fille qui représente les jeunes pour leurs aimables et intéressantes paroles d’introduction à notre rencontre. Je vous remercie tous pour votre présence ici ce matin, pour m’avoir communiqué les résultats de votre travail et surtout d’avoir partagé vos préoccupations et votre engagement pour affronter ensemble, en faveur des mineurs du monde entier, un problème nouveau et très grave, caractéristique de notre époque. Un problème qui n’avait pas encore été étudié et discuté de manière collégiale, avec le concours de nombreuses compétences et personnes aux responsabilités diverses, comme vous avez voulu le faire ces jours-ci: le problème de la protection efficace de la dignité des mineurs dans le monde numérique.
La reconnaissance et la défense de la dignité de la personne humaine est principe et fondement de tout ordre social et politique juste, et l’Eglise a reconnu la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) comme une «vraie pierre milliaire sur la voie du progrès moral de l’humanité» (cf. Discours de Jean-Paul II à l’ONU en 1979 et en 1995). Dans la même ligne, bien conscient que les enfants sont parmi les premiers qui doivent recevoir attention et protection, le Saint-Siège a salué favorablement la Déclaration des droits de l’enfant (1959) et a adhéré à la Convention correspondante (1990) ainsi qu’aux deux Protocoles facultatifs (2001). La dignité et les droits des enfants doivent, en effet, être protégés par les régimes juridiques comme des biens extrêmement précieux pour toute la famille humaine (cf. Compendium de la Doctrine Sociale de l’Eglise, n. 244-245).
Sur ces principes nous sommes donc pleinement et fermement d’accord et nous devons également, sur leur base, travailler d’un commun accord. Nous devons le faire avec détermination et avec une vraie convictionen regardant avec tendresse tous les enfants qui viennent au monde, chaque jour et sous tous les cieux, qui ont besoin avant tout de respect, mais aussi d’attention et d’affection afin de pouvoir grandir dans toute la merveilleuse richesse de leurs potentialités.
L’Ecriture nous parle de la personne humaine créée par Dieu à son image. Quelle affirmation plus forte pourrait-être faite à propos de sa dignité? L’Evangile nous parle de l’affection et de l’accueil de Jésus pour les enfants, qu’il prend dans les bras et bénit (cf. Mc 10, 16), parce que « le royaume des Cieux est à ceux qui leur ressemblent» (Mt 19, 14). Et les paroles les plus dures de Jésus concernent justement ceux qui scandalisent les plus petits; «il est préférable pour lui qu’on lui accroche au cou une de ces meules que tournent les ânes et qu’il soit englouti en pleine mer » (Mt 18, 6). Nous devons donc nous consacrer à la protection de la dignité des mineurs avec tendresse mais aussi avec une très grande détermination, en opposition à toutes les forces de cette culture du rebut qui aujourd’hui se manifeste de multiples manières au détriment surtout des plus faibles et des plus vulnérables, comme le sont, précisément, les mineurs.
Nous vivons dans un monde nouveau, que nous n’aurions même pas pu imaginer lorsque nous étions jeunes. Nous le définissons par deux mots simples –“monde numérique – digital world” – mais il est le fruit d’un engagement extraordinaire de la science et de la technique, qui a transformé en peu de décennies notre milieu de vie et notre manière de communiquer et de vivre, et qui est en train de transformer, dans un certain sens, notre manière même de penser et d’être, en influençant en profondeur la perception de nos possibilités et de notre identité.
Nous en sommes, d’une part, comme étonnés et fascinés par les très belles potentialités qui s’ouvrent à nous; d’autre part cela suscite en nous une crainte et peut-être une peur, quand nous voyons la rapidité de ce développement, les problèmes nouveaux et imprévus qui se posent à nous, les conséquences négatives – presque jamais voulues et cependant réelles – qu’il comporte. Nous nous demandons avec raison si nous sommes capables de conduire les processus que nous-mêmes avons mis en route, s’ils ne nous échappent pas, si nous faisons assez pour les garder sous contrôle.
Voilà la grande question existentielle de l’humanité d’aujourd’hui face à divers aspects de la crise globale qui est à la fois environnementale, sociale, économique, politique, morale et spirituelle.
Vous vous êtes réunis, représentants de diverses disciplines scientifiques, de divers domaines d’engagement opérationnel dans les communications numériques, les lois et la politique, justement parce que vous êtes conscients du sérieux de ces défis liés au progrès scientifique et technique. Et avec clairvoyance vous avez concentré votre attention sur ce défi qui est probablement le plus crucial de tous pour l’avenir de la famille humaine: la protection de la dignité des jeunes, de leur saine croissance, de leur joie et de leur espérance.
Nous savons qu’aujourd’hui les mineurs sont plus d’un quart des plus de trois milliards d’utilisateurs d’internet, et cela veut dire que plus de 800 millions de mineurs naviguent sur le réseau. Nous savons que, seulement en Inde, dans deux ans, plus de 500 millions de personnes auront accès au réseau, et la moitié seront des mineurs. Que trouvent-ils sur le réseau? Et comment sont-ils considérés par ceux qui, de diverses manières, ont pouvoir sur le réseau?
Nous devons avoir les yeux ouverts et ne pas nous cacher une vérité qui est désagréable et que nous voudrions ne pas voir. D’ailleurs, n’avons-nous peut-être pas assez compris, ces dernières années, que cacher la réalité des abus sexuels est une très grave erreur et une source de nombreux maux? Alors, regardons la réalité, comme vous l’avez regardée ces jours-ci. Des phénomènes très gravesdéferlent sur le réseau : la diffusion d’images pornographiques toujours plus extrêmes, parce que, en raison de l’accoutumance, le seuil de stimulation s’élève; le phénomène croissant de sexting entre les jeunes gens et les jeunes filles qui utilisent les réseaux sociaux; le harcèlement qui s’exprime toujours plus en ligne et qui est une véritable violence morale et physique contre la dignité des autres jeunes; la sextortion; le racolage à but sexuel des mineurs à travers le réseau qui est désormais un fait dont la presse parle continuellement; pour en arriver jusqu’aux crimes les plus graves et épouvantables des organisations en ligne du trafic des personnes, de la prostitution, voire de la commande et de la vision en direct de viols et de violences sur mineurs commis ailleurs dans le monde. Le réseau a donc son côté obscur et des zones obscures (le dark net) où le mal trouve des moyens toujours nouveaux et plus efficaces, envahissants et capillaires pour agir et s’étendre. La vieille diffusion de la pornographie par la presse était un phénomène de faible dimension par rapport à ce qui est en train de se passer aujourd’hui dans une mesure rapidement croissante à travers le réseau. De tout cela, vous avez parlé avec clarté, de manière documentée et approfondie, et nous vous en sommes reconnaissants.
Nous restons certainement horrifiés devant tout cela. Mais malheureusement nous restons aussi désorientés. Comme vous le savez bien, et comme vous nous l’enseignez, la caractéristique du réseau est sa nature globale, qui couvre la planète dépassant toute frontière, devenant toujours plus capillaire, rejoignant partout toutes sortes d’utilisateurs, même les enfants, grâce à des dispositifs mobiles toujours plus souples et maniables. Pour cette raison, aujourd’hui, personne au monde, aucune autorité nationale seule ne se sent capable d’embrasser adéquatement et de contrôler les dimensions et le développement de ces phénomènes qui s’entrecroisent et s’unissent à d’autres problèmes dramatiques liés au réseau, comme les trafics illicites, la criminalité économique et financière, le terrorisme international. Du point de vue éducatif également nous nous sentons désorientés, parce que la rapidité du développement met “hors-jeu”les générations les plus âgées, rendent très difficile ou quasi impossible le dialogue entre les générations et la transmission équilibrée des normes et de la sagesse de vie acquise grâce à l’expérience des années.
Mais nous ne devons pas nous laisser dominer par la peur qui est toujours mauvaise conseillère. Et moins encore nous laisser paralyser par le sentiment d’impuissance qui nous oppresse face à la difficulté de la tâche. Nous sommes au contraire appelés à nous mobiliser ensemble, sachant que nous avons besoin les uns des autres pour chercher et trouver les voies et les attitudes correctes afin de donner des réponses efficaces. Nous devons avoir confiance qu’ «il est possible d’élargir de nouveau le regard, et la liberté humaine est capable de limiter la technique, de l’orienter, comme de la mettre au service d’un autre type de progrès, plus sain, plus humain, plus social, plus intégral» (Enc. Laudato si’, n. 112).
Pour que cette mobilisation soit efficace, je vous invite à contrer fermement certaines erreurs possibles de perspective. Je me limite à en indiquer trois.
La première est de sous-évaluer le dommage qui est fait aux mineurs par les phénomènes rappelés précédemment. La difficulté pour les endiguer peut nous conduire à la tentation de dire: «dans le fond la situation n’est peut-être pas si grave…». Mais les progrès de la neurobiologie, de la psychologie, de la psychiatrie, conduisent au contraire à faire ressortir l’impact profond des images violentes et sexuelles sur les esprits malléables des enfants, à reconnaître les perturbations psychologiques qui se manifestent lors de la croissance dans les situations et les comportements de dépendance, de vrai esclavage consécutifs à l’abus de consommation d’images provoquantes ou violentes. Ce sont des perturbations qui pèseront lourdement sur les enfants d’aujourd’hui toute leur vie durant.
Et qu’il me soit permis ici de faire une observation. On insiste avec raison sur la gravité de ces problèmes pour les mineurs, mais il est possible, par contrecoup, de sous évaluer ou de chercher à faire oublier qu’existent aussi des problèmes chez les adultes. Et la limite de la distinction entre l’âge adulte et l’âge de la minorité est nécessaire pour les normes juridiques; mais ceci n’est pas suffisant pour affronter les défis, car la diffusion de la pornographie toujours plus extrême et des autres utilisations impropres du réseau cause non seulement des troubles, des dépendances, et de graves dommages également chez les adultes, et marque aussi effectivement l’imaginaire concernant l’amour et les relations entre les sexes. Et ce serait une grave illusion de penser qu’une société dans laquelle la consommation anormale de sexe sur le réseau se répand parmi les adultes soit ensuite capable de protéger efficacement les mineurs.
La seconde erreur est de penser que les solutions techniques automatiques, les filtres construits sur la base d’algorithmes toujours plus précis pour identifier et bloquer la diffusion des images abusives et nuisibles soient suffisants pour faire face aux problèmes. Il s’agit certainement de mesures nécessaires. Certainement les entreprises qui mettent à disposition de millions de personnes des réseaux sociaux et des instruments informatiques toujours plus puissants, capillaires et rapides, doivent y investir une part en proportion conséquente de leurs gains considérables. Mais il est aussi nécessaire que, à l’intérieur même de la dynamique du développement technique, la force de l’exigence éthique soit sentie par ses acteurs et protagonistes de manière beaucoup plus urgente, dans toute son ampleur et dans ses diverses implications.
Et ici nous dévons prendre en considération la troisième erreur possible de perspective qui consiste dans la vision idéologique et mythique du réseau comme règne de la liberté sans limites. Se trouvent justement aussi parmi vous des représentants de ceux qui doivent faire les lois et de ceux qui doivent les faire observer pour la garantie et la sauvegarde du bien commun et de chaque personne. Le réseau a ouvert un espace nouveau et très large de libre expression et d’échange d’idées et d’informations. C’est certainement un bien, mais, comme nous le voyons, il a aussi offert des instruments nouveaux pour des activités illicites horribles et, dans le domaine qui nous occupe, pour l’abus et l’offense à la dignité des mineurs, pour la corruption de leur esprit et la violence sur leur corps. Il ne s’agit pas ici d’un exercice de liberté mais de crimes contre lesquels il faut lutter avec intelligence et détermination, en élargissant la collaboration entre les gouvernements et les forces de l’ordre au niveau global, de même que le réseau est devenu global.
De tout cela vous avez discuté entre vous et, dans la “Déclaration” que vous venez de me présenter, vous avez indiqué plusieurs directions où il faut encourager la collaboration concrète entre tous les acteurs appelés à s’engager pour faire face au grand défi de la défense de la dignité des mineurs dans le monde numérique. J’appuie avec grande résolution et avec élan les engagements que vous prenez.
Il s’agit de réveiller la conscience de la gravité des problèmes, de faire des lois adéquates, de contrôler les développements de la technologie, d’identifier les victimes et de poursuivre les coupables de crimes, d’assister les mineurs touchés pour les réhabiliter, d’aider les éducateurs et les familles à assurer leur service, d’être créatifs dans l’éducation des jeunes à un usage adéquat d’internet – qu’il soit sain pour eux-mêmes et pour les autres mineurs -, de développer la sensibilité et la formation morale, de continuer la recherche scientifique dans tous les domaines liés à ce défi.
Vous exprimez avec raison le vœu que les leaders religieux également et les communautés de croyants participent à cet effort commun, en mettant en jeu toute leur expérience, leur autorité et leur capacité éducative et de formation morale et spirituelle. En effet, seule la lumière et la force qui viennent de Dieu peuvent nous permettre d’affronter les nouveaux défis. En ce qui concerne l’Église catholique, je veux assurer de sa disponibilité et de son engagement. Comme nous le savons tous, l’Église catholique, ces dernières années, est devenue toujours plus consciente de ne pas avoir pourvu suffisamment en son sein à la protection des mineurs: des faits très graves sont venus au jour dont nous avons dû reconnaître les responsabilités devant Dieu, les victimes et l’opinion publique. C’est en raison, justement, des dramatiques expériences qui ont été faites et des compétences acquises dans l’engagement de conversion et de purification que l’Eglise sent aujourd’hui le devoir particulièrement grave d’œuvrer de manière toujours plus profonde et clairvoyante pour la protection des mineurs et de leur dignité, non seulement en son sein mais dans toute la société et dans le monde entier; et ce, pas toute seule – parce que, c’est, à l’évidence, insuffisant – mais en offrant sa collaboration active et cordiale à toutes les forces et à toutes les composantes de la société qui veulent s’engager dans la même direction. En ce sens, elle adhère à l’objectif de «mettre un terme à la maltraitance, à l’exploitation et à la traite, et à toutes les formes de violence et de torture dont sont victimes les enfants» énoncé par les Nations Unies dans l’Agenda pour le développement durable 2030 (Objectif 16.2).
A de multiples occasions et dans de nombreux pays différents, mes yeux rencontrent ceux des enfants, pauvres et riches, sains et malades, joyeux et souffrants. Être regardé par les yeux des enfants est une expérience que nous connaissons tous et qui nous touche au fond du cœur et qui nous oblige aussi à un examen de conscience. Que faisons-nous pour que ces enfants puissent nous regarder en souriant et pour qu’ils conservent un regard limpide, rempli de confiance et d’espérance? Que faisons-nous pour que cette lumière ne leur soit pas volée, pour que ces yeux ne soient pas troublés et corrompus par ce qu’ils trouvent sur le réseau, qui sera une part intégrante et très importante de leur cadre de vie?
Travaillons-donc ensemble pour avoir toujours le droit, le courage et la joie de regarder dans les yeux les enfants du monde. Merci.