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 EXHORTATION APOSTOLIQUE EVANGELII GAUDIUM Chapitre 1

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EXHORTATION APOSTOLIQUE EVANGELII GAUDIUM Chapitre 1 Empty
MessageSujet: EXHORTATION APOSTOLIQUE EVANGELII GAUDIUM Chapitre 1   EXHORTATION APOSTOLIQUE EVANGELII GAUDIUM Chapitre 1 Icon_minitimeMar 26 Nov 2013 - 18:22

26 Novembre 2013


EXHORTATION APOSTOLIQUE EVANGELII GAUDIUM DU PAPE FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE
DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI

TABLE DES MATIÈRES

La joie de l'Évangile [1]

1. Une joie qui se renouvelle et se communique [2-8]
2. La douce et réconfortante joie d’évangéliser [9-13]
Une éternelle nouveauté [11-13]
3. La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi [14-18]
Propositions et limites de cette Exhortation [16-18]

Chapitre 1 : La transformation missionnaire de l’Église [19-49]

1. Une Église « en sortie » / « en partance » [20-24]
Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter [24]
2. Pastorale en conversion [25-33]
Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer [27-33]
3. À partir du cœur de l’Évangile [34-39]
4. La mission qui s’incarne dans les limites humaines [40-45]
5. Une mère au cœur ouvert [46-49]


1. La joie de l’Évangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se laissent sauver par lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide intérieur, de l’isolement. Avec Jésus Christ la joie naît et renaît toujours. Dans cette Exhortation je désire m’adresser aux fidèles chrétiens, pour les inviter à une nouvelle étape évangélisatrice marquée par cette joie et indiquer des voies pour la marche de l’Église dans les prochaines années.

1. Une joie qui se renouvelle et se communique

2. Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité.

3. J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui, parce que « personne n’est exclus de la joie que nous apporte le Seigneur ».[1] Celui qui risque, le Seigneur ne le déçoit pas, et quand quelqu’un fait un petit pas vers Jésus, il découvre que celui-ci attendait déjà sa venue à bras ouverts. C’est le moment pour dire à Jésus Christ : « Seigneur, je me suis laissé tromper, de mille manières j’ai fui ton amour, cependant je suis ici une fois encore pour renouveler mon alliance avec toi. J’ai besoin de toi. Rachète-moi de nouveau Seigneur, accepte-moi encore une fois entre tes bras rédempteurs ». Cela nous fait tant de bien de revenir à lui quand nous nous sommes perdus ! J’insiste encore une fois : Dieu ne se fatigue jamais de pardonner, c’est nous qui nous fatiguons de demander sa miséricorde. Celui qui nous a invités à pardonner « soixante-dix fois sept fois » (Mt 18, 22) nous donne l’exemple : il pardonne soixante-dix fois sept fois. Il revient nous charger sur ses épaules une fois après l’autre. Personne ne pourra nous enlever la dignité que nous confère cet amour infini et inébranlable. Il nous permet de relever la tête et de recommencer, avec une tendresse qui ne nous déçoit jamais et qui peut toujours nous rendre la joie. Ne fuyons pas la résurrection de Jésus, ne nous donnons jamais pour vaincus, advienne que pourra. Rien ne peut davantage que sa vie qui nous pousse en avant !

4. Les livres de l’Ancien Testament avaient annoncé la joie du salut, qui serait devenue surabondante dans les temps messianiques. Le prophète Isaïe s’adresse au Messie attendu en le saluant avec joie : « Tu as multiplié la nation, tu as fait croître sa joie » (9, 2). Et il encourage les habitants de Sion à l’accueillir parmi les chants : « Pousse des cris de joie, des clameurs » (12, 6). Qui l’a déjà vu à l’horizon, le prophète l’invite à se convertir en messager pour les autres : « Monte sur une haute montagne, messagère de Sion ; élève et force la voix, messagère de Jérusalem » (40, 9). Toute la création participe à cette joie du salut : « Cieux criez de joie, terre, exulte, que les montagnes poussent des cris, car le Seigneur a consolé son peuple, il prend en pitié ses affligés » (49, 13).

Voyant le jour du Seigneur, Zacharie invite à acclamer le Roi qui arrive, « humble, monté sur un âne » : « Exulte avec force, fille de Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi : il est juste et victorieux » (Za 9, 9). Cependant, l’invitation la plus contagieuse est peut-être celle du prophète Sophonie, qui nous montre Dieu lui-même comme un centre lumineux de fête et de joie qui veut communiquer à son peuple ce cri salvifique. Relire ce texte me remplit de vie : « Le Seigneur ton Dieu est au milieu de toi, héros sauveur ! Il exultera pour toi de joie, il tressaillera dans son amour ; il dansera pour toi avec des cris de joie » (3, 17).

C’est la joie qui se vit dans les petites choses de l’existence quotidienne, comme réponse à l’invitation affectueuse de Dieu notre Père : « Mon fils, dans la mesure où tu le peux, traite-toi bien […] Ne te prive pas du bonheur d’un jour » (Si 14, 11.14). Que de tendresse paternelle s’entrevoit derrière ces paroles !

5. L’Évangile, où resplendit glorieuse la Croix du Christ, invite avec insistance à la joie. Quelques exemples suffisent : « Réjouis-toi » est le salut de l’ange à Marie (Lc 1, 28). La visite de Marie à Élisabeth fait en sorte que Jean tressaille de joie dans le sein de sa mère (cf. Lc 1, 41). Dans son cantique, Marie proclame : « Mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur » (Lc 1, 47). Quand Jésus commence son ministère, Jean s’exclame : « Telle est ma joie, et elle est complète » (Jn 3, 29). Jésus lui-même « tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit-Saint » (Lc 10, 21). Son message est source de joie : « Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète » (Jn 15, 11). Notre joie chrétienne jaillit de la source de son cœur débordant. Il promet aux disciples : « Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn 16, 20). Et il insiste : « Je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera (Jn 16, 22). Par la suite, les disciples, le voyant ressuscité « furent remplis de joie » (Jn 20, 20). Le Livre des Actes des Apôtres raconte que dans la première communauté ils prenaient « leur nourriture avec allégresse » (Ac 2, 46). Là où les disciples passaient « la joie fut vive » (8, Cool, et eux, dans les persécutions « étaient remplis de joie » (13, 52). Un eunuque, qui venait d’être baptisé, poursuivit son chemin tout joyeux » (8, 39), et le gardien de prison « se réjouit avec tous les siens d’avoir cru en Dieu » (16, 34). Pourquoi ne pas entrer nous aussi dans ce fleuve de joie ?

6. Il y a des chrétiens qui semblent avoir un air de Carême sans Pâques. Cependant, je reconnais que la joie ne se vit pas de la même façon à toutes les étapes et dans toutes les circonstances de la vie, parfois très dure. Elle s’adapte et se transforme, et elle demeure toujours au moins comme un rayon de lumière qui naît de la certitude personnelle d’être infiniment aimé, au-delà de tout. Je comprends les personnes qui deviennent tristes à cause des graves difficultés qu’elles doivent supporter, cependant peu à peu, il faut permettre à la joie de la foi de commencer à s’éveiller, comme une confiance secrète mais ferme, même au milieu des pires soucis : « Mon âme est exclue de la paix, j’ai oublié le bonheur ! […] Voici ce qu’à mon cœur je rappellerai pour reprendre espoir : les faveurs du Seigneur ne sont pas finies, ni ses compassions épuisées ; elles se renouvellent chaque matin, grande est sa fidélité ! […] Il est bon d’attendre en silence le salut du Seigneur » (Lm 3, 17.21-23.26).

7. La tentation apparaît fréquemment sous forme d’excuses et de récriminations, comme s’il devrait y avoir d’innombrables conditions pour que la joie soit possible. Ceci arrive parce que « la société technique a pu multiplier les occasions de plaisir, mais elle a bien du mal à secréter la joie ».[2] Je peux dire que les joies les plus belles et les plus spontanées que j’ai vues au cours de ma vie sont celles de personnes très pauvres qui ont peu de choses auxquelles s’accrocher. Je me souviens aussi de la joie authentique de ceux qui, même dans de grands engagements professionnels, ont su garder un cœur croyant, généreux et simple. De diverses manières, ces joies puisent à la source de l’amour toujours plus grand de Dieu qui s’est manifesté en Jésus Christ. Je ne me lasserai jamais de répéter ces paroles de Benoît XVI qui nous conduisent au cœur de l’Évangile : « À l’origine du fait d’être chrétien il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive ».[3]

8. C’est seulement grâce à cette rencontre – ou nouvelle rencontre – avec l’amour de Dieu, qui se convertit en heureuse amitié, que nous sommes délivrés de notre conscience isolée et de l’auto-référence. Nous parvenons à être pleinement humains quand nous sommes plus qu’humains, quand nous permettons à Dieu de nous conduire au-delà de nous-mêmes pour que nous parvenions à notre être le plus vrai. Là se trouve la source de l’action évangélisatrice. Parce que, si quelqu’un a accueilli cet amour qui lui redonne le sens de la vie, comment peut-il retenir le désir de le communiquer aux autres ?

2. La douce et réconfortante joie d’évangéliser

9. Le bien tend toujours à se communiquer. Chaque expérience authentique de vérité et de beauté cherche par elle-même son expansion, et chaque personne qui vit une profonde libération acquiert une plus grande sensibilité devant les besoins des autres. Lorsqu’on le communique, le bien s’enracine et se développe. C’est pourquoi, celui qui désire vivre avec dignité et plénitude n’a pas d’autre voie que de reconnaître l’autre et chercher son bien. Certaines expressions de saint Paul ne devraient pas alors nous étonner : « L’amour du Christ nous presse » (2 Co 5, 14) ; « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16).

10. Il nous est proposé de vivre à un niveau supérieur, et pas pour autant avec une intensité moindre : « La vie augmente quand elle est donnée et elle s’affaiblit dans l’isolement et l’aisance. De fait, ceux qui tirent le plus de profit de la vie sont ceux qui mettent la sécurité de côté et se passionnent pour la mission de communiquer la vie aux autres ».[4] Quand l’Église appelle à l’engagement évangélisateur, elle ne fait rien d’autre que d’indiquer aux chrétiens le vrai dynamisme de la réalisation personnelle : « Nous découvrons ainsi une autre loi profonde de la réalité : que la vie s’obtient et se mûrit dans la mesure où elle est livrée pour donner la vie aux autres. C’est cela finalement la mission ».[5] Par conséquent, un évangélisateur ne devrait pas avoir constamment une tête d’enterrement. Retrouvons et augmentons la ferveur, « la douce et réconfortante joie d’évangéliser, même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer […] Que le monde de notre temps qui cherche, tantôt dans l’angoisse, tantôt dans l’espérance, puisse recevoir la Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et découragés, impatients ou anxieux, mais de ministres de l’Évangile dont la vie rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçu en eux la joie du Christ ».[6]

Une éternelle nouveauté

11. Une annonce renouvelée donne aux croyants, même à ceux qui sont tièdes ou qui ne pratiquent pas, une nouvelle joie dans la foi et une fécondité évangélisatrice. En réalité, son centre ainsi que son essence, sont toujours les mêmes : le Dieu qui a manifesté son amour immense dans le Christ mort et ressuscité. Il rend ses fidèles toujours nouveaux, bien qu’ils soient anciens : « Ils renouvellent leur force, ils déploient leurs ailes comme des aigles, ils courent sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer » (Is 40, 31). Le Christ est « la Bonne Nouvelle éternelle » (Ap 14, 6), et il est « le même hier et aujourd’hui et pour les siècles » (He 13, Cool, mais sa richesse et sa beauté sont inépuisables. Il est toujours jeune et source constante de nouveauté. L’Église ne cesse pas de s’émerveiller de « l’abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rm 11, 33). Saint Jean de la Croix disait : « Cette épaisseur de sagesse et de science de Dieu est si profonde et immense que, bien que l’âme en connaisse quelque chose, elle peut pénétrer toujours plus en elle ».[7] Ou encore, comme l’affirmait saint Irénée : « Dans sa venue, [le Christ] a porté avec lui toute nouveauté ».[8] Il peut toujours, avec sa nouveauté, renouveler notre vie et notre communauté, et même si la proposition chrétienne traverse des époques d’obscurité et de faiblesse ecclésiales, elle ne vieillit jamais. Jésus Christ peut aussi rompre les schémas ennuyeux dans lesquels nous prétendons l’enfermer et il nous surprend avec sa constante créativité divine. Chaque fois que nous cherchons à revenir à la source pour récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile, surgissent de nouvelles voies, des méthodes créatives, d’autres formes d’expression, des signes plus éloquents, des paroles chargées de sens renouvelé pour le monde d’aujourd’hui. En réalité, toute action évangélisatrice authentique est toujours « nouvelle ».

12. Bien que cette mission nous demande un engagement généreux, ce serait une erreur de la comprendre comme une tâche personnelle héroïque, puisque l’œuvre est avant tout la sienne, au-delà de ce que nous pouvons découvrir et comprendre. Jésus est « le tout premier et le plus grand évangélisateur ».[9] Dans toute forme d’évangélisation, la primauté revient toujours à Dieu, qui a voulu nous appeler à collaborer avec lui et nous stimuler avec la force de son Esprit. La véritable nouveauté est celle que Dieu lui-même veut produire de façon mystérieuse, celle qu’il inspire, celle qu’il provoque, celle qu’il oriente et accompagne de mille manières. Dans toute la vie de l’Église, on doit toujours manifester que l’initiative vient de Dieu, que c’est « lui qui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19) et que « c’est Dieu seul qui donne la croissance » (1 Co 3, 7). Cette conviction nous permet de conserver la joie devant une mission aussi exigeante qui est un défi prenant notre vie dans sa totalité. Elle nous demande tout, mais en même temps elle nous offre tout.

13. Nous ne devrions pas non plus comprendre la nouveauté de cette mission comme un déracinement, comme un oubli de l’histoire vivante qui nous accueille et nous pousse en avant. La mémoire est une dimension de notre foi que nous pourrions appeler « deutéronomique », par analogie avec la mémoire d’Israël. Jésus nous laisse l’Eucharistie comme mémoire quotidienne de l’Église, qui nous introduit toujours plus dans la Pâque (cf. Lc 22, 19). La joie évangélisatrice brille toujours sur le fond de la mémoire reconnaissante : c’est une grâce que nous avons besoin de demander. Les Apôtres n’ont jamais oublié le moment où Jésus toucha leur cœur : « C’était environ la dixième heure » (Jn 1, 39). Avec Jésus, la mémoire nous montre une véritable « multitude de témoins » (He 12, 1). Parmi eux, on distingue quelques personnes qui ont pesé de façon spéciale pour faire germer notre joie croyante : « Souvenez-vous de vos chefs, eux qui vous ont fait entendre la parole de Dieu » (He 13, 7). Parfois, il s’agit de personnes simples et proches qui nous ont initiés à la vie de la foi : « J’évoque le souvenir de la foi sans détours qui est en toi, foi qui, d’abord, résida dans le cœur de ta grand-mère Loïs et de ta mère Eunice » (2 Tm 1, 5). Le croyant est fondamentalement « quelqu’un qui fait mémoire ».

3. La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi

14. À l’écoute de l’Esprit, qui nous aide à reconnaître, communautairement, les signes des temps, du 7 au 28 octobre 2012, a été célébrée la XIIIème Assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques sur le thème La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. On y a rappelé que la nouvelle évangélisation appelle chacun et se réalise fondamentalement dans trois domaines.[10] En premier lieu, mentionnons le domaine de la pastorale ordinaire, « animée par le feu de l’Esprit, pour embraser les cœurs des fidèles qui fréquentent régulièrement la Communauté et qui se rassemblent le jour du Seigneur pour se nourrir de sa Parole et du Pain de la vie éternelle ».[11] Il faut aussi inclure dans ce domaine les fidèles qui conservent une foi catholique intense et sincère, en l’exprimant de diverses manières, bien qu’ils ne participent pas fréquemment au culte. Cette pastorale s’oriente vers la croissance des croyants, de telle sorte qu’ils répondent toujours mieux et par toute leur vie à l’amour de Dieu. En second lieu, rappelons le domaine des « personnes baptisées qui pourtant ne vivent pas les exigences du baptême »,[12] qui n’ont pas une appartenance du cœur à l’Église et ne font plus l’expérience de la consolation de la foi. L’Église, en mère toujours attentive, s’engage pour qu’elles vivent une conversion qui leur restitue la joie de la foi et le désir de s’engager avec l’Évangile.

Enfin, remarquons que l’évangélisation est essentiellement liée à la proclamation de l’Évangile à ceux qui ne connaissent pas Jésus Christ ou l’ont toujours refusé. Beaucoup d’entre eux cherchent Dieu secrètement, poussés par la nostalgie de son visage, même dans les pays d’ancienne tradition chrétienne. Tous ont le droit de recevoir l’Évangile. Les chrétiens ont le devoir de l’annoncer sans exclure personne, non pas comme quelqu’un qui impose un nouveau devoir, mais bien comme quelqu’un qui partage une joie, qui indique un bel horizon, qui offre un banquet désirable. L’Église ne grandit pas par prosélytisme mais « par attraction ».[13]

15. Jean-Paul II nous a invité à reconnaître qu’il « est nécessaire de rester tendus vers l’annonce » à ceux qui sont éloignés du Christ, « car telle est la tâche première de l’Église ».[14] L’activité missionnaire « représente, aujourd’hui encore, le plus grand des défis pour l’Église »[15] et « la cause missionnaire doit avoir la première place ».[16] Que se passerait-il si nous prenions réellement au sérieux ces paroles ? Nous reconnaîtrions simplement que l’action missionnaire est le paradigme de toute tâche de l’Église. Dans cette ligne, les évêques latino-américains ont affirmé que « nous ne pouvons plus rester impassibles, dans une attente passive, à l’intérieur de nos églises »,[17] et qu’il est nécessaire de passer « d’une pastorale de simple conservation à une pastorale vraiment missionnaire ».[18] Cette tâche continue d’être la source des plus grandes joies pour l’Église : « Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas besoin de repentir » (Lc 15, 7).

Propositions et limites de cette Exhortation

16. J’ai accepté avec plaisir l’invitation des Pères synodaux à rédiger la présente Exhortation.[19] En le faisant, je recueille la richesse des travaux du Synode. J’ai aussi consulté différentes personnes, et je compte en outre exprimer les préoccupations qui m’habitent en ce moment concret de l’œuvre évangélisatrice de l’Église. Les thèmes liés à l’évangélisation dans le monde actuel qui pourraient être développés ici sont innombrables. Mais j’ai renoncé à traiter de façon détaillée ces multiples questions qui doivent être l’objet d’étude et d’approfondissement attentif. Je ne crois pas non plus qu’on doive attendre du magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui concernent l’Église et le monde. Il n’est pas opportun que le Pape remplace les Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques qui se présentent sur leurs territoires. En ce sens, je sens la nécessité de progresser dans une “décentralisation” salutaire.

17. Ici, j’ai choisi de proposer quelques lignes qui puissent encourager et orienter dans toute l’Église une nouvelle étape évangélisatrice, pleine de ferveur et de dynamisme. Dans ce cadre, et selon la doctrine de la Constitution dogmatique Lumen gentium, j’ai décidé, entre autres thèmes, de m’arrêter amplement sur les questions suivantes :

a) La réforme de l’Église en ‘sortie’ missionnaire.

b) Les tentations des agents pastoraux.

c) L’Église comprise comme la totalité du peuple de Dieu qui évangélise.

d) L’homélie et sa préparation.

e) L’insertion sociale des pauvres.

f) La paix et le dialogue social.

g) Les motivations spirituelles pour la tâche missionnaire.

18. Je me suis étendu sur ces thèmes avec un développement qui pourra peut-être paraître excessif. Je ne l’ai pas fait dans l’intention d’offrir un traité, mais seulement pour montrer l’importante incidence pratique de ces thèmes sur la mission actuelle de l’Église. Tous en effet aident à tracer les contours d’un style évangélisateur déterminé que j’invite à assumer dans l’accomplissement de toute activité. Et ainsi, de cette façon, nous pouvons accueillir, dans notre travail quotidien, l’exhortation de la Parole de Dieu : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous » (Ph 4, 4).

Chapitre I

La transformation missionnaire de l’Église



19. L’évangélisation obéit au mandat missionnaire de Jésus : « Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20a). Dans ces versets, on présente le moment où le Ressuscité envoie les siens prêcher l’Évangile en tout temps et en tout lieu, pour que la foi en lui se répande en tout point de la terre.

1. Une Église « en sortie » / « en partance »

20. Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham accepta l’appel à partir vers une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse écouta l’appel de Dieu : « Va, je t’envoie » (Ex 3,10) et fit sortir le peuple vers la terre promise (cf. Ex 3, 17). À Jérémie il dit : « Vers tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras » (Jr 1, 7). Aujourd’hui, dans cet “ allez ” de Jésus, sont présents les scénarios et les défis toujours nouveaux de la mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés à cette nouvelle “sortie” missionnaire. Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile.

21. La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la communauté des disciples est une joie missionnaire. Les soixante-dix disciples en font l’expérience, eux qui reviennent de la mission pleins de joie (cf. Lc 10, 17). Jésus la vit, lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le Père parce que sa révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc 10, 21). Les premiers qui se convertissent la ressentent, remplis d’admiration, en écoutant la prédication des Apôtres « chacun dans sa propre langue » (Ac 2, 6) à la Pentecôte. Cette joie est un signe que l’Évangile a été annoncé et donne du fruit. Mais elle a toujours la dynamique de l’exode et du don, du fait de sortir de soi, de marcher et de semer toujours de nouveau, toujours plus loin. Le Seigneur dit : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y prêche aussi, car c’est pour cela que je suis sorti » (Mc 1, 38). Quand la semence a été semée en un lieu, il ne s’attarde pas là pour expliquer davantage ou pour faire d’autres signes, au contraire l’Esprit le conduit à partir vers d’autres villages.

22. La parole a en soi un potentiel que nous ne pouvons pas prévoir. L’Évangile parle d’une semence qui, une fois semée, croît d’elle-même, y compris quand l’agriculteur dort (cf. Mc 4, 26-29). L’Église doit accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas.

23. L’intimité de l’Église avec Jésus est une intimité itinérante, et la communion « se présente essentiellement comme communion missionnaire ».[20] Fidèle au modèle du maître, il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour annoncer l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation, sans répulsion et sans peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple, personne ne peut en être exclu. C’est ainsi que l’ange l’annonce aux pasteurs de Bethléem : « Soyez sans crainte, car voici que je vous annonce une grande joie qui sera celle de tout le peuple » (Lc 2, 10). L’Apocalypse parle d’« une Bonne Nouvelle éternelle à annoncer à ceux qui demeurent sur la terre, à toute nation, race, langue et peuple » (Ap 14, 6).

Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter

24. L’Église « en sortie » est la communauté des disciples missionnaires qui prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent, qui fructifient et qui fêtent. « Primerear – prendre l’initiative » : veuillez m’excuser pour ce néologisme. La communauté évangélisatrice expérimente que le Seigneur a pris l’initiative, il l’a précédée dans l’amour (cf. 1Jn 4, 10), et en raison de cela, elle sait aller de l’avant, elle sait prendre l’initiative sans crainte, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver aux croisées des chemins pour inviter les exclus. Pour avoir expérimenté la miséricorde du Père et sa force de diffusion,elle vit un désir inépuisable d’offrir la miséricorde. Osons un peu plus prendre l’initiative ! En conséquence, l’Église sait “s’impliquer”. Jésus a lavé les pieds de ses disciples. Le Seigneur s’implique et implique les siens, en se mettant à genoux devant les autres pour les laver. Mais tout de suite après il dit à ses disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13, 17). La communauté évangélisatrice, par ses œuvres et ses gestes, se met dans la vie quotidienne des autres,elle raccourcit les distances, elle s’abaisse jusqu’à l’humiliation si c’est nécessaire, et assume la vie humaine, touchant la chair souffrante du Christ dans le peuple.Les évangélisateurs ont ainsi “l’odeur des brebis” et celles-ci écoutent leur voix. Ensuite, la communauté évangélisatrice se dispose à “accompagner”. Elle accompagne l’humanité en tous ses processus, aussi durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît les longues attentes et la patience apostolique. L’évangélisation a beaucoup de patience, et elle évite de ne pas tenir compte des limites. Fidèle au don du Seigneur, elle sait aussi “fructifier”. La communauté évangélisatrice est toujours attentive aux fruits, parce que le Seigneur la veut féconde. Il prend soin du grain et ne perd pas la paix à cause de l’ivraie. Le semeur, quand il voit poindre l’ivraie parmi le grain n’a pas de réactions plaintives ni alarmistes. Il trouve le moyen pour faire en sorte que la Parole s’incarne dans une situation concrète et donne des fruits de vie nouvelle, bien qu’apparemment ceux-ci soient imparfaits et inachevés. Le disciple sait offrir sa vie entière et la jouer jusqu’au martyre comme témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est pas d’avoir beaucoup d’ennemis, mais plutôt que la Parole soit accueillie et manifeste sa puissance libératrice et rénovatrice. Enfin, la communauté évangélisatrice, joyeuse, sait toujours “fêter”. Elle célèbre et fête chaque petite victoire, chaque pas en avant dans l’évangélisation. L’évangélisation joyeuse se fait beauté dans la liturgie, dans l’exigence quotidienne de faire progresser le bien. L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté de la liturgie, laquelle est aussi célébration de l’activité évangélisatrice et source d’une impulsion renouvelée à se donner.

2. Pastorale en conversion

25. Je n’ignore pas qu’aujourd’hui les documents ne provoquent pas le même intérêt qu’à d’autres époques, et qu’ils sont vite oubliés. Cependant, je souligne que ce que je veux exprimer ici a une signification programmatique et des conséquences importantes. J’espère que toutes les communautés feront en sorte de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour avancer sur le chemin d’une conversion pastorale et missionnaire, qui ne peut laisser les choses comme elles sont. Ce n’est pas d’une « simple administration »[21] dont nous avons besoin. Constituons-nous dans toutes les régions de la terre en un « état permanent de mission ».[22]

26. Paul VI a invité à élargir l’appel au renouveau, pour exprimer avec force qu’il ne s’adressait pas seulement aux individus, mais à l’Église entière. Rappelons-nous ce texte mémorable qui n’a pas perdu sa force interpellante : « L’heure sonne pour l’Église d’approfondir la conscience qu’elle a d’elle-même, de méditer sur le mystère qui est le sien […] De cette conscience éclairée et agissante dérive un désir spontané de confronter à l’image idéale de l’Église, telle que le Christ la vit, la voulut et l’aima, comme son Épouse sainte et immaculée (cf. Ep 5,27), le visage réel que l’Église présente aujourd’hui. […] De là naît un désir généreux et comme impatient de renouvellement, c'est-à-dire de correction des défauts que cette conscience en s’examinant à la lumière du modèle que le Christ nous en a laissé, dénonce et rejette ».[23]

Le Concile Vatican II a présenté la conversion ecclésiale comme l’ouverture à une réforme permanente de soi par fidélité à Jésus-Christ : « Toute rénovation de l’Église consiste essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation […] L’Église au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à cette réforme permanente dont elle a perpétuellement besoin en tant qu’institution humaine et terrestre ».[24]

Il y a des structures ecclésiales qui peuvent arriver à favoriser un dynamisme évangélisateur ; également, les bonnes structures sont utiles quand une vie les anime, les soutient et les guide. Sans une vie nouvelle et un authentique esprit évangélique, sans “fidélité de l’Église à sa propre vocation”, toute nouvelle structure se corrompt en peu de temps.

Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer

27. J’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. La réforme des structures, qui exige la conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en sorte qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que la pastorale ordinaire en toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les agents pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié. Comme le disait Jean-Paul II aux évêques de l’Océanie, « tout renouvellement dans l’Église doit avoir pour but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée sur elle-même ».[25]

28. La paroisse n’est pas une structure caduque ; précisément parce qu’elle a une grande plasticité, elle peut prendre des formes très diverses qui demandent la docilité et la créativité missionnaire du pasteur et de la communauté. Même si, certainement, elle n’est pas l’unique institution évangélisatrice, si elle est capable de se réformer et de s’adapter constamment, elle continuera à être « l’Église elle-même qui vit au milieu des maisons de ses fils et de ses filles ».[26] Cela suppose que réellement elle soit en contact avec les familles et avec la vie du peuple et ne devienne pas une structure prolixe séparée des gens, ou un groupe d’élus qui se regardent eux-mêmes. La paroisse est présence ecclésiale sur le territoire, lieu de l’écoute de la Parole, de la croissance de la vie chrétienne, du dialogue, de l’annonce, de la charité généreuse, de l’adoration et de la célébration.[27] À travers toutes ses activités, la paroisse encourage et forme ses membres pour qu’ils soient des agents de l’évangélisation.[28] Elle est communauté de communautés, sanctuaire où les assoiffés viennent boire pour continuer à marcher, et centre d’un constant envoi missionnaire. Mais nous devons reconnaître que l’appel à la révision et au renouveau des paroisses n’a pas encore donné de fruits suffisants pour qu’elles soient encore plus proches des gens, qu’elles soient des lieux de communion vivante et de participation, et qu’elles s’orientent complètement vers la mission.

29. Les autres institutions ecclésiales, communautés de base et petites communautés, mouvements et autres formes d’associations, sont une richesse de l’Église que l’Esprit suscite pour évangéliser tous les milieux et secteurs. Souvent elles apportent une nouvelle ferveur évangélisatrice et une capacité de dialogue avec le monde qui rénovent l’Église. Mais il est très salutaire qu’elles ne perdent pas le contact avec cette réalité si riche de la paroisse du lieu, et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale organique de l’Église particulière.[29] Cette intégration évitera qu’elles demeurent seulement avec une partie de l’Évangile et de l’Église, ou qu’elles se transforment en nomades sans racines.

30. Chaque Église particulière, portion de l’Église Catholique sous la conduite de son Évêque, est elle aussi appelée à la conversion missionnaire. Elle est le sujet premier de l’évangélisation,[30] en tant qu’elle est la manifestation concrète de l’unique Église en un lieu du monde, et qu’en elle « est vraiment présente et agissante l’Église du Christ, une, sainte, catholique et apostolique ».[31] Elle est l’Église incarnée en un espace déterminé, dotée de tous les moyens de salut donnés par le Christ, mais avec un visage local. Sa joie de communiquer Jésus Christ s’exprime tant dans sa préoccupation de l’annoncer en d’autres lieux qui en ont plus besoin, qu’en une constante sortie vers les périphéries de son propre territoire ou vers de nouveaux milieux sociaux-culturels.[32] Elle s’emploie à être toujours là où manquent le plus la lumière et la vie du Ressuscité.[33] Pour que cette impulsion missionnaire soit toujours plus intense, généreuse et féconde, j’exhorte aussi chaque Église particulière à entrer dans un processus résolu de discernement, de purification et de réforme.

31. L’évêque doit toujours favoriser la communion missionnaire dans son Église diocésaine en poursuivant l’idéal des premières communautés chrétiennes, dans lesquelles les croyants avaient un seul cœur et une seule âme (cf. Ac 4, 32). Par conséquent, parfois il se mettra devant pour indiquer la route et soutenir l’espérance du peuple, d’autres fois il sera simplement au milieu de tous dans une proximité simple et miséricordieuse, et en certaines circonstances il devra marcher derrière le peuple, pour aider ceux qui sont restés en arrière et – surtout – parce que le troupeau lui-même possède un odorat pour trouver de nouveaux chemins. Dans sa mission de favoriser une communion dynamique, ouverte et missionnaire, il devra stimuler et rechercher la maturation des organismes de participation proposés par le Code de droit Canonique [34] et d’autres formes de dialogue pastoral, avec le désir d’écouter tout le monde, et non pas seulement quelques-uns, toujours prompts à lui faire des compliments. Mais l’objectif de ces processus participatifs ne sera pas principalement l’organisation ecclésiale, mais le rêve missionnaire d’arriver à tous.

32. Du moment que je suis appelé à vivre ce que je demande aux autres, je dois aussi penser à une conversion de la papauté. Il me revient, comme Évêque de Rome, de rester ouvert aux suggestions orientées vers un exercice de mon ministère qui le rende plus fidèle à la signification que Jésus-Christ entend lui donner, et aux nécessités actuelles de l’évangélisation. Le Pape Jean-Paul II demanda d’être aidé pour trouver une « forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission ».[35] Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales de l’Église universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion pastorale. Le Concile Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Églises patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement ».[36] Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique.[37] Une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de l’Église et sa dynamique missionnaire.

33. La pastorale en terme missionnaire exige d’abandonner le confortable critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”. J’invite chacun à être audacieux et créatif dans ce devoir de repenser les objectifs, les structures, le style et les méthodes évangélisatrices de leurs propres communautés. Une identification des fins sans une adéquate recherche communautaire des moyens pour les atteindre est condamnée à se traduire en pure imagination. J’exhorte chacun à appliquer avec générosité et courage les orientations de ce document, sans interdictions ni peurs. L’important est de ne pas marcher seul, mais de toujours compter sur les frères et spécialement sur la conduite des évêques, dans un sage et réaliste discernement pastoral.

3. À partir du cœur de l’Évangile

34. Si nous entendons tout mettre en terme missionnaire, cela vaut aussi pour la façon de communiquer le message. Dans le monde d’aujourd’hui, avec la rapidité des communications et la sélection selon l’intérêt des contenus opérés par les médias, le message que nous annonçons court plus que jamais le risque d’apparaître mutilé et réduit à quelques-uns de ses aspects secondaires. Il en ressort que certaines questions qui font partie de l’enseignement moral de l’Église demeurent en dehors du contexte qui leur donne sens. Le problème le plus grand se vérifie quand le message que nous annonçons semble alors identifié avec ces aspects secondaires qui, étant pourtant importants, ne manifestent pas en eux seuls le cœur du message de Jésus Christ. Donc, il convient d’être réalistes et de ne pas donner pour acquis que nos interlocuteurs connaissent le fond complet de ce que nous disons ou qu’ils peuvent relier notre discours au cœur essentiel de l’Évangile qui lui confère sens, beauté et attrait.

35. Une pastorale en terme missionnaire n’est pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer à force d’insister. Quand on assume un objectif pastoral et un style missionnaire, qui réellement arrivent à tous sans exceptions ni exclusions, l’annonce se concentre sur l’essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand, plus attirant et en même temps plus nécessaire. La proposition se simplifie, sans perdre pour cela profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante et plus lumineuse.

36. Toutes les vérités révélées procèdent de la même source divine et sont crues avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont plus importantes pour exprimer plus directement le cœur de l’Évangile. Dans ce cœur fondamental resplendit la beauté de l’amour salvifique de Dieu manifesté en Jésus Christ mort et ressuscité. En ce sens, le Concile Vatican II a affirmé qu’ « il existe un ordre ou une ‘hiérarchie’ des vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec le fondement de la foi chrétienne ».[38] Ceci vaut autant pour les dogmes de foi que pour l’ensemble des enseignements de l’Église, y compris l’enseignement moral.

37. Saint Thomas d’Aquin enseignait que même dans le message moral de l’Église il y a une hiérarchie, dans les vertus et dans les actes qui en procèdent.[39] Ici, ce qui compte c’est avant tout « la foi opérant par la charité » (Ga 5, 6). Les œuvres d’amour envers le prochain sont la manifestation extérieure la plus parfaite de la grâce intérieure de l’Esprit : « L’élément principal de la loi nouvelle c’est la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui s’exprime dans la foi agissant par la charité ».[40] Par là il affirme que, quant à l’agir extérieur, la miséricorde est la plus grande de toutes les vertus : « En elle-même la miséricorde est la plus grande des vertus, car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de soulager leur indigence ; ce qui est éminemment le fait d’un être supérieur. Ainsi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et c’est par là surtout que se manifeste sa toute-puissance ».[41]

38. Il est important de tirer les conséquences pastorales de l’enseignement conciliaire, qui recueille une ancienne conviction de l’Église. D’abord il faut dire que, dans l’annonce de l’Évangile, il est nécessaire de garder des proportions convenables. Ceci se reconnaît dans la fréquence avec laquelle sont mentionnés certains thèmes et dans les accents mis dans la prédication. Par exemple, si un curé durant une année liturgique parle dix fois sur la tempérance et seulement deux ou trois fois sur la charité ou sur la justice, il se produit une disproportion, par laquelle ces vertus, qui devraient être plus présentes dans la prédication et dans la catéchèse, sont précisément obscurcies. La même chose se passe quand on parle plus de la loi que de la grâce, plus de l’Église que de Jésus Christ, plus du Pape que de la Parole de Dieu.

39. Ainsi, commele caractère organique entre les vertus empêche d’exclure l’une d’elles de l’idéal chrétien, aucune vérité n’est niée. Il ne faut pas mutiler l’intégralité du message de l’Évangile. En outre, chaque vérité se comprend mieux si on la met en relation avec la totalité harmonieuse du message chrétien, et dans ce contexte toutes les vérités ont leur importance et s’éclairent réciproquement. Quand la prédication est fidèle à l’Évangile, la centralité de certaines vérités se manifeste clairement et il en ressort avec clarté que la prédication morale chrétienne n’est pas une éthique stoïcienne, elle est plus qu’une ascèse, elle n’est pas une simple philosophie pratique ni un catalogue de péchés et d’erreurs. L’Évangile invite avant tout à répondre au Dieu qui nous aime et qui nous sauve, le reconnaissant dans les autres et sortant de nous-mêmes pour chercher le bien de tous. Cette invitation n’est obscurcie en aucune circonstance ! Toutes les vertus sont au service de cette réponse d’amour. Si cette invitation ne resplendit pas avec force et attrait, l’édifice moral de l’Église court le risque de devenir un château de cartes, et là se trouve notre pire danger. Car alors ce ne sera pas vraiment l’Évangile qu’on annonce, mais quelques accents doctrinaux ou moraux qui procèdent d’options idéologiques déterminées. Le message courra le risque de perdre sa fraîcheur et de ne plus avoir “le parfum de l’Évangile”.

4. La mission qui s’incarne dans les limites humaines

40. L’Église qui est disciple-missionnaire, a besoin de croître dans son interprétation de la Parole révélée et dans sa compréhension de la vérité. La tâche des exégètes et des théologiens aide à « mûrir le jugement de l’Église ».[42] D’une autre façon les autres sciences le font aussi. Se référant aux sciences sociales, par exemple, Jean-Paul II a dit que l’Église prête attention à leurs contributions « pour tirer des indications concrètes qui l’aident à remplir sa mission de Magistère ».[43] En outre, au sein de l’Église, il y a d’innombrables questions autour desquelles on recherche et on réfléchit avec une grande liberté. Les diverses lignes de pensée philosophique, théologique et pastorale, si elles se laissent harmoniser par l’Esprit dans le respect et dans l’amour, peuvent faire croître l’Église, en ce qu’elles aident à mieux expliciter le très riche trésor de la Parole. À ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue par tous sans nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite. Mais la réalité est que cette variété aide à manifester et à mieux développer les divers aspects de la richesse inépuisable de l’Évangile.[44]

41. En même temps, les énormes et rapides changements culturels demandent que nous prêtions une constante attention pour chercher à exprimer la vérité de toujours dans un langage qui permette de reconnaître sa permanente nouveauté. Car, dans le dépôt de la doctrine chrétienne « une chose est la substance […] et une autre la manière de formuler son expression ».[45] Parfois, en écoutant un langage complètement orthodoxe, celui que les fidèles reçoivent, à cause du langage qu’ils utilisent et comprennent, c’est quelque chose qui ne correspond pas au véritable Évangile de Jésus Christ. Avec la sainte intention de leur communiquer la vérité sur Dieu et sur l’être humain, en certaines occasions, nous leur donnons un faux dieu ou un idéal humain qui n’est pas vraiment chrétien. De cette façon, nous sommes fidèles à une formulation mais nous ne transmettons pas la substance. C’est le risque le plus grave. Rappelons-nous que « l’expression de la vérité peut avoir des formes multiples, et la rénovation des formes d’expression devient nécessaire pour transmettre à l’homme d’aujourd’hui le message évangélique dans son sens immuable ».[46]

42. Ceci a une grande importance dans l’annonce de l’Évangile, si nous avons vraiment à cœur de faire mieux percevoir sa beauté et de la faire accueillir par tous. De toute façon, nous ne pourrons jamais rendre les enseignements de l’Église comme quelque chose de facilement compréhensible et d’heureusement apprécié par tous. La foi conserve toujours un aspect de croix, elle conserve quelque obscurité qui n’enlève pas la fermeté à son adhésion. Il y a des choses qui se comprennent et s’apprécient seulement à partir de cette adhésion qui est sœur de l’amour, au-delà de la clarté avec laquelle on peut en saisir les raisons et les arguments. C’est pourquoi il faut rappeler que tout enseignement de la doctrine doit se situer dans l’attitude évangélisatrice qui éveille l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le témoignage.

43. Dans son constant discernement, l’Église peut aussi arriver à reconnaître des usages propres qui ne sont pas directement liés au cœur de l’Évangile. Aujourd’hui, certains usages, très enracinés dans le cours de l’histoire, ne sont plus désormais interprétés de la même façon et leur message n’est pas habituellement perçu convenablement. Ils peuvent être beaux, cependant maintenant ils ne rendent pas le même service pour la transmission de l’Évangile. N’ayons pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des normes ou des préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir été très efficaces à d’autres époques, mais qui n’ont plus la même force éducative comme canaux de vie. Saint Thomas d’Aquin soulignait que les préceptes donnés par le Christ et par les Apôtres au Peuple de Dieu « sont très peu nombreux ».[47] Citant saint Augustin, il notait qu’on doit exiger avec modération les préceptes ajoutés par l’Église postérieurement « pour ne pas alourdir la vie aux fidèles » et transformer notre religion en un esclavage, quand « la miséricorde de Dieu a voulu qu’elle fût libre ».[48] Cet avertissement, fait il y a plusieurs siècles, a une terrible actualité. Il devrait être un des critères à considérer au moment de penser une réforme de l’Église et de sa prédication qui permette réellement de parvenir à tous.

44. D’autre part, tant les pasteurs que tous les fidèles qui accompagnent leurs frères dans la foi ou sur un chemin d’ouverture à Dieu, ne peuvent pas oublier ce qu’enseigne le Catéchisme de l’Église Catholique avec beaucoup de clarté : « L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux ».[49]

Par conséquent, sans diminuer la valeur de l’idéal évangélique, il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour.[50] Aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de torture mais le lieu de la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible. Un petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés. La consolation et l’aiguillon de l’amour salvifique de Dieu, qui œuvre mystérieusement en toute personne, au-delà de ses défauts et de ses chutes, doivent rejoindre chacun.

45. Nous voyons ainsi que l’engagement évangélisateur se situe dans les limites du langage et des circonstances. Il cherche toujours à mieux communiquer la vérité de l’Évangile dans un contexte déterminé, sans renoncer à la vérité, au bien et à la lumière qu’il peut apporter quand la perfection n’est pas possible. Un cœur missionnaire est conscient de ces limites et se fait « faible avec les faibles […] tout à tous » (1Co 9, 22). Jamais il ne se ferme, jamais il ne se replie sur ses propres sécurités, jamais il n’opte pour la rigidité auto-défensive. Il sait que lui-même doit croître dans la compréhension de l’Évangile et dans le discernement des sentiers de l’Esprit, et alors, il ne renonce pas au bien possible, même s’il court le risque de se salir avec la boue de la route.

5. Une mère au cœur ouvert

46. L’Église “en sortie” est une Église aux portes ouvertes. Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens. Souvent il vaut mieux ralentir le pas, mettre de côté l’appréhension pour regarder dans les yeux et écouter, ou renoncer aux urgences pour accompagner celui qui est resté sur le bord de la route. Parfois c’est être comme le père du fils prodigue, qui laisse les portes ouvertes pour qu’il puisse entrer sans difficultés quand il reviendra.

47. L’Église est appelée à être toujours la maison ouverte du Père. Un des signes concrets de cette ouverture est d’avoir partout des églises avec les portes ouvertes. De sorte que, si quelqu’un veut suivre une motion de l’Esprit et s’approcher pour chercher Dieu, il ne rencontre pas la froideur d’une porte close. Mais il y a d’autres portes qui ne doivent pas non plus se fermer. Tous peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale, tous peuvent faire partie de la communauté, et même les portes des sacrements ne devraient pas se fermer pour n’importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour ce sacrement qui est “ la porte”, le Baptême. L’Eucharistie, même si elle constitue la plénitude de la vie sacramentelle, n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles.[51] Ces convictions ont aussi des conséquences pastorales que nous sommes appelés à considérer avec prudence et audace. Nous nous comportons fréquemment comme des contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile.

48. Si l’Église entière assume ce dynamisme missionnaire, elle doit parvenir à tous, sans exception. Mais qui devrait-elle privilégier ? Quand quelqu’un lit l’Évangile, il trouve une orientation très claire : pas tant les amis et voisins riches, mais surtout les pauvres et les infirmes, ceux qui sont souvent méprisés et oubliés, « ceux qui n’ont pas de quoi te le rendre » (Lc 14, 14). Aucun doute ni aucune explication, qui affaiblissent ce message si clair, ne doivent subsister. Aujourd’hui et toujours, « les pauvres sont les destinataires privilégiés de l’Évangile »,[52] et l’évangélisation, adressée gratuitement à eux, est le signe du Royaume que Jésus est venu apporter. Il faut affirmer sans détour qu’il existe un lien inséparable entre notre foi et les pauvres. Ne les laissons jamais seuls.

49. Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de Jésus-Christ. Je répète ici pour toute l’Église ce que j’ai dit de nombreuses fois aux prêtres et laïcs de Buenos Aires : je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. Je ne veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures. Si quelque chose doit saintement nous préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ, sans une communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de vie. Plus que la peur de se tromper j’espère que nous anime la peur de nous renfermer dans les structures qui nous donnent une fausse protection, dans les normes qui nous transforment en juges implacables, dans les habitudes où nous nous sentons tranquilles, alors que, dehors, il y a une multitude affamée, et Jésus qui nous répète sans arrêt : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6, 37).
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