« Pourquoi Dieu semble-t-il faire des différences? » Le pape François a répondu à cette question, en dialoguant avec les enseignants et les étudiants de l’Institut San Carlo de Milan, ce 6 avril 2019, dans la Salle Paul VI du Vatican. « Les différences, a-t-il affirmé, c’est nous qui les faisons. Nous sommes les auteurs des différences. »
Dialogue avec l’Institut San Carlo de Milan :
Adriano Tibaldi (étudiant) – Bonjour Saint-Père ! Je m’appelle Adriano Tibaldi, je suis en dernière année de lycée à San Carlo ; ces mois-ci, je me prépare pour les examens finaux et en même temps j’évalue les possibilités pour mon avenir : quelle université faire ? Où ? Je viens d’une famille avec une maman américaine et un papa italien. Ces dernières années, à San Carlo, j’ai pu faire de nombreuses expériences de volontariat : l’année dernière, j’ai passé plusieurs semaines au Pérou avec quelques-uns de mes camarades dans une mission. J’ai vu de mes yeux la pauvreté extrême, des enfants et des familles entières sans maison. J’ai rencontré trois filles de mon âge qui ont subi des violences de la part de leur père ou d’inconnus et qui sont devenus mères. J’ai entendu des histoires de jeunes qui étaient séquestrés par leur famille, tués et privés de leurs organes en échange de quelques dollars. Cette expérience m’a beaucoup frappé et je m’interroge : Pourquoi Dieu semble-t-il faire des différences ? À nous, à moi, à mes amis, il nous donne une vie merveilleuse et à d’autres, non… Sur ce point, que pouvons-nous faire de concret ? Nous qui nous préparons à la vie, qui choisissons les meilleurs universités du monde ? Et que peut faire une école ? Merci.
Pape François – Merci à toi. « Pourquoi Dieu semble-t-il faire des différences ? » C’est une belle question que tu poses. Je connaissais les questions, je les ai écrites ici et je prends quelques idées pour répondre. Mais avant tout, je te dirai quelque chose que je n’ai pas inventé, quelque chose que disait le grand Dostoïevski : pourquoi les enfants souffrent-ils ? Il y a des questions qui n’ont pas, et n’auront pas de réponses et nous devons nous habituer à cela. Si certains parmi vous veulent avoir des réponses préconçues, il est sur le mauvais chemin, il finira par se tromper et dans sa vie aussi, parce que les réponses préemballées ne servent à rien, elles sont comme l’air conditionné dans une pièce. Je te dis cela pour tranquilliser ton cœur, mais ton cœur demande encore : pourquoi, pourquoi ? Il cherche la réponse et il y a des choses qui n’ont pas de réponses. Pense aux enfants quand il commencent à grandir et qu’ils voient le monde, et qu’ils ne comprennent pas et c’est là que commence ce que l’on appelle « l’âge des pourquoi ». Les enfants s’effraient ou ils ont des doutes et ils regardent papa et maman en disant : mais pourquoi, pourquoi ? Et quand le papa ou la maman commence à leur expliquer, ils ajoutent aussitôt un autre pourquoi, ils n’écoutent pas la réponse. Ce que nous pouvons tous voir chez les enfants, et que nous avons fait nous aussi enfants, nous fait comprendre que la véritable réponse que cherche un enfant avec ses pourquoi n’est pas ce que dit le papa ou la maman, mais le regard du papa ou de la maman, et cela lui donne la force d’avancer. Et ce n’est pas une réponse préemballée. Le regard d’un homme qui est devenu papa, d’une femme qui est devenue maman ne s’achète pas dans les magasins. C’est la grandeur de la fécondité qui te fait grandir et les questions qui n’ont pas de réponses vous feront grandir dans le sens du mystère. « Pourquoi Dieu semble-t-il faire des différences ? » est une belle question, répète-la toujours : mais pourquoi, pourquoi ? Et grandir avec ce pourquoi, insatisfait, sans réponse préemballée. Vous avez compris cela ou pas ? Ou bien vous devez demander « pourquoi, pourquoi ? » encore une fois ?
Je veux vous dire autre chose. Pourquoi Dieu semble-t-il faire des préférences… Je vais vous dire autre chose : les différences, c’est nous qui les faisons. Nous sommes les auteurs des différences. Pourquoi aujourd’hui dans le monde y a-t-il tant de personnes affamées ? Pourquoi Dieu fait-il cette différence ? Non ! Ce qui fait cette différence, c’est ce système économique injuste, où tous les jours il y a de moins en moins de riches, mais avec beaucoup d’argent, et de plus en plus de pauvres, mais sans rien ! C’est nous, avec un système économique injuste, qui faisons la différence, qui faisons que les enfants sont affamés ! On pourrait me dire : « Pape, je ne savais pas que vous étiez communiste » ! Non ! C’est Jésus qui nous a enseigné cela, et quand nous irons là-bas, devant Jésus, il nous dira : merci, parce que j’ai eu faim et tu m’as donné à manger. Et à ceux qui, avec ce système, font mourir de faim les enfants et les gens, il dira : toi, va-t’en, parce que j’ai eu faim et tu ne m’as pas regardé. Cela nous fait du bien de nous confronter avec ce « protocole » sur lequel nous serons jugés : Matthieu 25.
C’est nous qui faisons les différences. Je suis certain que vous voulez tous la paix. « Et pourquoi y a-t-il tant de guerres ? » Par exemple, au Yémen, en Syrie, en Afghanistan. Pourquoi ? S’ils n’avaient pas d’armes, ils ne feraient pas la guerre. Mais pourquoi font-ils une guerre aussi cruelle ? Parce que d’autres pays vendent les armes avec lesquelles ils tuent les enfants, les gens. C’est nous qui faisons les différences ! Et cela, vous devez le dire clairement, en face, sans peur. Et si vous, les jeunes, vous n’êtes pas capables de poser ces questions, de dire ces choses, vous n’êtes pas des jeunes, il te manque quelque chose dans le cœur qui te fasse « bouillir ». Tu as compris ? C’est nous qui faisons les différences. Avec les systèmes économiques injustes, en construisant les armes pour que les autres se tuent. Sur la conscience d’un peuple qui fabrique des armes et qui les vend, il y a la mort de chaque enfant, des gens, il y a la destruction des familles. L’autre jour, j’ai lu sur L’Osservatore Romano qu’il y a dans le monde – si je ne me trompe pas – plus de 900 millions de mines antipersonnel. Elles ont été semées et après une guerre, le pauvre paysans qui va travailler la terre finit mort ou mutilé parce qu’il y en a une qui explose. Est-ce Dieu qui a fait cela ? Non, c’est nous qui l’avons fait, ceux qui ont fabriqué les mines. Au synode sur les jeunes, il y avait un jeune ingénieur qui a raconté son histoire. Une fois diplômé, il a commencé à chercher du travail et il a envoyé des c.v., on l’a appelé… Finalement, il s’est présenté à un concours qu’il a gagné… Une grande industrie. Mais c’était une industrie qui fabriquait aussi des armes et lui, il devait être ingénieur dans la fabrication d’armes. Et ce jeune, qui voulait se marier, qui voulait avancer, qui était heureux de son travail, a dit : « non, je ne donne pas mon intelligence et mes mains pour réaliser des choses qui tueront les autres ». Voilà les jeunes courageux dont nous avons besoin.
Résumé. Nous devons toujours nous poser ces questions dérangeantes. Il y a des questions qui n’auront jamais de réponse, mais en posant les questions, nous grandirons et nous deviendrons adultes avec une inquiétude dans le cœur. Et puis, être conscient que c’est nous qui faisons les différences. Et on pourrait me dire : « Vous avez parlé de la Syrie, du Yémen, de l’Afghanistan, de ces guerres… » Parlons de l’école, dans ta classe, quand arrive un enfant, un jeune qui ne sait pas jouer, qui invente et organise le harcèlement scolaire ? C’est Dieu ? C’est vous ! Et chaque fois que vous faites du harcèlement sur un jeune, sur un de vos camarades, chaque fois, par cette attitude, vous faites une déclaration de guerre. Nous avons tous en nous la graine de la destruction des autres. Faites attention parce que nous avons toujours cette tendance à faire des différences et à nous enrichir de la pauvreté des autres. C’est ce qu’il m’est venu à l’esprit de te dire, pardonne-moi si je me suis un peu passionné mais cela me fait « bouillir » !
Professeur Giulia Missaglia (Enseignante en soutien scolaire) – Bonjour Saint Père ! Je m’appelle Giulia, je suis une ancienne élève et depuis cinq ans je suis enseignante de lycée à l’Institut San Carlo. Pendant mes années de formation j’ai rencontré des personnes qui ont su me guider et m’encadrer dans un libre parcours de croissance personnelle et émotive. La vocation pour l’enseignement est née en moi grâce à la passion que j’ai lue dans les yeux des éducateurs qui m’ont accompagnée sur ce chemin. Mon désir le plus grand est celui de pouvoir faire moi aussi, un jour, la même chose pour mes enfants. A l’école aujourd’hui je suis aussi l’enseignante de soutien scolaire de Stella, une douce enfant qui est maintenant ici parmi nous. Dans mon expérience directe avec elle j’ai pu rencontrer la fragilité et la vulnérabilité d’un vécu certainement plus rude par rapport à celui d’autres personnes, cela me donne une grande force : son courage et sa dignité suscitent en ceux qui l’entourent respect et admiration et, nous l’espérons, toujours une plus grande intégration. Par malheur cela n’arrive pas toujours ; dans la société actuelle, où le temps est toujours accéléré, frustré, je crois que l’objectif des éducateurs est surtout celui d’aider les jeunes à reconnaître encore la valeur de la rencontre avec l’autre, de l’accueil qui est différent de nous, quelqu’en soit la raison, mais qui est vraiment une ressource en tant que telle, la source à atteindre. Pour faire cela je pense qu’il est fondamental de transmettre aux jeunes la valeur du temps ; la rencontre, pour qu’elle soit authentique et sincère, le demande, l’exige, ainsi que le requiert le soin, la protection, le « soutien » et aussi la difficulté, dans la mesure ou cela nous interpelle et nous impose de nous mettre en dialogue. Saint Père, comment nous, éducateurs, pouvons-nous être un exemple et un témoignage pour nos étudiants et étudiantes, un exemple et un témoignage de cette noble mission mais particulièrement difficile ? Je vous remercie.
Pape François – Merci ! Le mot clé est « témoignage et soutien ». On ne peut pas faire de soutien sans – j’utiliserais une expression argentine – « mettre toute sa chair sur le gril ». Si tu veux soutenir quelqu’un, tu dois te mettre entièrement en jeu ! C’est cela, le témoignage. Là le témoignage se tient, se fait soutien, le vrai témoignage. J’ai parlé de l’eau distillée ; je dirai qu’un véritable éducateur ne peut pas être un « distillé », quelque chose fait en laboratoire. L’éducateur doit être confronté à la vie et aussi – je dirais une autre chose qui se dit ici en Italie aussi – « se salir les mains », « se retrousser les manches » avec la réalité. Le témoignage c’est ne pas avoir peur de la réalité : se mettre entièrement en jeu. C’est important. Et ensuite le soutien. Avec ce témoignage tu ne te contenteras pas de donner des conseils avant de rentrer chez toi. Stella – un exemple – et bien des jeunes sentiront que derrière les mots, derrière les conseils, il y a autre chose : il y a le soutien d’un témoignage. A l’éducateur qui n’est pas capable de témoigner, je dirais : « Soit on se convertit soit on choisit un autre métier, plus scientifique, plus dans les laboratoires ». Mais éduquer sans témoigner cela ne va pas, et éduquer avec un mauvais témoignage c’est mal, parce que cela fait tellement de mal.
Ensuite une autre chose. Le soutien demande aussi « de l’amour ». On ne peut pas éduquer sans amour. Tu ne peux pas enseigner par des paroles sans les gestes et le premier geste est la caresse : caresser les cœurs, caresser les âmes. Quel est le langage de la caresse ? La persuasion. On éduque avec la patience de la persuasion.
Témoignage, amour, caresse, persuasion. Maintenant on comprend ce que veut dire « mettre toute la chair sur le gril ». Ensuite une petite chose, qui peut-être vous aidera à ne pas faire de confusion, en pensant à l’éducation. Eduquer c’est introduire à la vie et la grandeur de la vie, c’est engager des processus. Enseignez aux jeunes à engager des processus et non pas à occuper l’espace ! Les personnes qui sont éduquées à occuper de l’espace, finissent seulement dans la compétition pour arriver à une place. Par contre, celui qui est occupé à engager un processus mise sur le temps, pas sur l’instant, pas sur l’espace. Le temps est supérieur à l’espace. Miser sur le temps, engager des processus. Voici les éléments qui me viennent : soutien, proximité, témoignage, amour et engager des processus, enseigner à engager des processus.
Marta Bucci (Mère de famille – Présidente du Conseil de l’Institut) – Votre Sainteté, nous avons eu la Grâce d’être parents, des vies précieuses à garder et aimer nous ont été confiées, pour cela nous remercions le Seigneur chaque jour, même si ce n’est pas toujours facile. A vous, comme aux parents, en ce jour de fête, nous voulons vous demander trois mots. Un mot pour nos petits, quand le soir nous les embrassons fort en tentant de leur faire oublier leurs peurs, quand ils se sentent sans défense et épouvantés parce que le monde dehors, en grandissant, devient toujours plus grand, quand ils nous demandent d’être rassurés et réconfortés parce qu’ils sont en train d’apprendre que tout ne finit pas toujours bien. Un mot pour nos jeunes, quand nous les voyons s’éveiller, souriant et mélancoliques, forts et faibles en même temps, quand, dans leur fastidieuse navigation entre bien des émotions, ils nous demandent de l’aide pour comprendre vraiment qui ils sont, quand ils ne voudraient pas tourner le dos mais sentent bien que leur cœur n’est pas si fort, quand ils voudraient bien regarder en haut vers le ciel mais ne sont pas aussi sûrs de leurs ailes. Et surtout un mot pour nous parents, quand nous devrons les laisser avancer seuls dans le monde, pour être capables de rester un pas en arrière, pour savoir comprendre leurs choix même s’ils sont différents de ceux que nous aurions imaginés, pour nous rappeler que tous les talents que nous avons protégés avec amour ne sont pas à nous, mais appartiennent à nos enfants et à l’humanité entière, pour réussir à leur inspirer le courage qui parfois nous a manqué, pour réussir à vaincre notre résignation et à les encourager à croire que l’on peut encore changer le monde.
Pape François – Merci à toi. Trois mots. Ce n’est pas facile. Tu as utilisé une très belle parole : « embrasser ». Avec les plus petits, la proximité. Rappelez vous ce que j’ai dit plus tôt sur le pourquoi. Ils sont plus proches de l’âge du pourquoi, ils l’ont un peu dépassé mais ils ont besoin de la proximité du regard. Embrasser signifie proximité. Avec les petits : proximité. Parce qu’ils ont aussi besoin d’un guide plus proche, afin de ne pas tomber, ou au moins ne pas glisser, choses qui arrivent aux personnes qui marchent.
Pour les jeunes, je dirais le contraire : les encourager à aller de l’avant, à marcher, pas seuls, toujours en groupe. Avec les petits, par la proximité tu chercherais à ce qu’ils ne tombent pas ; avec les jeunes, les laisser tomber, afin qu’ils apprennent, mais nous savons bien que la chute n’est pas un échec. C’est l’épreuve de la vie. Ensuite parler, les aider à se relever. Il y a une chanson montagnarde qui me parle beaucoup. Vous qui êtes de cette région, peut-être la connaissez-vous : « Dans l’art de grimper, l’important n’est pas de ne pas tomber, mais de ne pas rester par terre ». Enseignez ce geste. Il est permis de regarder un autre de haut seulement afin de l’aider à se relever ! Hormis cela, regarder de haut n’est pas permis, jamais ! Mais dans ce moment, c’est permis. Vous les jeunes, marchez, pas seuls, mais en groupe. Il y a un dicton fameux : « Si tu veux aller vite et arriver le premier, va seul. Si tu veux avancer sûrement, va en groupe ». Toujours la communauté, toujours le groupe, les amis, qui se soutiennent mutuellement.
Ensuite, pour vous les parents il y a une parole que les psychologues utilisent beaucoup, aussi pour vous éducateurs. C’est l’expérience du dernier jour, quand les jeunes partent définitivement : « le syndrome du nid vide ». Vous les parents et les éducateurs, n’ayez pas peur de la solitude ! C’est une solitude féconde. Pensez à tous ces enfants qui sont en train de grandir et de faire d’autres nids, culturels, scientifiques, de communion politique, sociale. Avec les petits, proximité, pour les aider à marcher, afin qu’ils ne tombent pas ; avec les jeunes, les pousser à aller de l’avant et s’ils tombent, les aider à se relever… et vous [parents], vous avez cette plainte nostalgique mais belle du « nid vide » ; prenez des forces pour aller de l’avant, parce que le nid de la famille se remplira avec les petits enfants ; et pour vous éducateurs, il se remplira avec les autres qui arrivent. Merci beaucoup pour ce que vous faites. Maintenant je vous invite à prier ensemble les uns pour les autres et à prier également pour moi, parce qu’au travail il y a toujours des difficultés, chacun a les siennes.