Le Pape François publie, ce 29 juin 2022, «J’ai désiré d’un grand désir», une Lettre apostolique au peuple de Dieu offrant des pistes de réflexion sur la célébration de la liturgie. Un an après la publication du Motu proprio Traditionis Custodes, François invite les fidèles à redécouvrir la beauté de la liturgie, notamment à travers la formation.
LETTRE APOSTOLIQUE DESIDERIO DESIDERAVI
DU SAINT-PÈRE FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES, PRÊTRES ET DIACRES, AUX PERSONNES CONSACRÉES ET AUX FIDÈLES LAÏCS SUR LA FORMATION LITURGIQUE DU PEUPLE DE DIEU
1. Très chers frères et sœurs,
par cette lettre, je désire vous rejoindre tous - après avoir déjà écrit uniquement aux évêques après la publication du Motu Proprio Traditionis custodes - et je vous écris pour partager avec vous quelques réflexions sur la liturgie, dimension fondamentale pour la vie de l’Église. Le sujet est vaste et mérite d’être examiné attentivement sous tous ses aspects : toutefois, dans cette lettre, je n’ai pas l’intention de traiter la question de manière exhaustive. Je souhaite plutôt offrir quelques pistes de réflexion qui puissent aider à la contemplation de la beauté et de la vérité de la célébration chrétienne.
La Liturgie : « l’aujourd’hui » de l’histoire du salut
2. « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15) Ces paroles de Jésus par lesquelles s’ouvre le récit de la Dernière Cène sont la fissure par laquelle nous est donnée la surprenante possibilité de percevoir la profondeur de l’amour des Personnes de la Sainte Trinité pour nous.
3. Pierre et Jean avaient été envoyés pour faire les préparatifs nécessaires pour manger la Pâque, mais, à y regarder de plus près, toute la création, toute l’histoire – qui allait finalement se révéler comme l’histoire du salut – est une grande préparation à ce repas. Pierre et les autres se tiennent à cette table, inconscients et pourtant nécessaires : tout don, pour être tel, doit avoir quelqu’un disposé à le recevoir. Dans ce cas, la disproportion entre l’immensité du don et la petitesse du destinataire est infinie et ne peut manquer de nous surprendre. Néanmoins, par la miséricorde du Seigneur, le don est confié aux apôtres afin qu’il soit apporté à tout homme et à toute femme.
4. Personne n’avait gagné sa place à ce repas. Tout le monde a été invité. Ou plutôt : tous ont été attirés par le désir ardent que Jésus avait de manger cette Pâque avec eux : Il sait qu’il est l’Agneau de ce repas de Pâque, il sait qu’il est la Pâque. C’est la nouveauté absolue de ce repas, la seule vraie nouveauté de l’histoire, qui rend ce repas unique et, pour cette raison, ultime, non reproductible : « la Dernière Cène ». Cependant, son désir infini de rétablir cette communion avec nous, qui était et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme, de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) n’aura pas mangé son Corps et bu son Sang : c’est pourquoi ce même repas sera rendu présent, jusqu’à son retour, dans la célébration de l’Eucharistie.
5. Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invités au repas des noces de l’Agneau (Ap 19, 9). Pour être admis au festin, il suffit de porter l’habit de noces de la foi, qui vient de l’écoute de sa Parole (cf. Rm 10, 17) : l’Église taille ce vêtement sur mesure, avec la blancheur d’un tissu lavé dans le Sang de l’Agneau (cf. Ap 7, 14). Nous ne devrions pas nous permettre ne serait-ce qu’un seul instant de repos, sachant que tous n’ont pas encore reçu l’invitation à ce repas, ou que d’autres l’ont oubliée ou se sont perdus en chemin dans les méandres de la vie humaine. C’est ce dont je parlais lorsque je disais : « j’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation » (Evangelii gaudium, n° 27) : afin que tous puissent s’asseoir au repas du sacrifice de l’Agneau et vivre de Lui.
6. Avant notre réponse à son invitation — bien avant ! — il y a son désir pour nous, Nous n’en sommes peut-être même pas conscients, mais chaque fois que nous allons à la Messe, la raison première est que nous sommes attirés par son désir pour nous. De notre côté, la réponse possible — qui est aussi l’ascèse la plus exigeante — est, comme toujours, celle de nous abandonner à son amour, de nous laisser attirer par lui. Il est certain que toute réception de la communion au Corps et au Sang du Christ a déjà été voulue par Lui lors de la Dernière Cène.
7. Le contenu du Pain rompu est la croix de Jésus, son sacrifice d’obéissance par amour pour le Père. Si nous n’avions pas eu la dernière Cène, c’est-à-dire si nous n’avions pas eu l’anticipation rituelle de sa mort, nous n’aurions jamais pu saisir comment l’exécution de sa condamnation à mort a pu être l’acte d’un culte parfait, agréable au Père, le seul véritable acte de culte. Quelques heures seulement après la Cène, les Apôtres auraient pu voir dans la croix de Jésus, s’ils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait pour Jésus de dire : « corps offert », « sang versé ». C’est de cela que nous faisons mémoire dans chaque Eucharistie. Lorsque le Ressuscité revient d’entre les morts pour rompre le pain pour les disciples d’Emmaüs, et pour ses disciples qui étaient retournés pêcher des poissons et non des hommes sur la mer de Galilée, ce geste de rompre le pain leur ouvre les yeux. Il les guérit de l’aveuglement infligé par l’horreur de la croix, et les rend capables de « voir » le Ressuscité, de croire en la Résurrection.
8. Si nous étions arrivées d’une manière ou d’une autre à Jérusalem après la Pentecôte et que nous avions ressenti le désir non seulement d’avoir des informations sur Jésus de Nazareth, mais plutôt le désir de pouvoir encore le rencontrer, nous n’aurions eu d’autre possibilité que celle de rechercher ses disciples pour entendre ses paroles et voir ses gestes, plus vivants que jamais. Nous n’aurions pas d’autre possibilité de vraie rencontre avec Lui que celle de la communauté qui célèbre. C’est pourquoi l’Église a toujours protégé comme son trésor le plus précieux le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mémoire de moi ».
9. Dès le début, l’Église était consciente qu’il ne s’agissait pas d’une représentation, aussi sacrée soit-elle, de la Cène du Seigneur. Cela n’aurait eu aucun sens, et personne n’aurait pu penser à « mettre en scène » — surtout devant les yeux de Marie, la Mère du Seigneur — ce moment le plus élevé de la vie du Maître. Dès le début, l’Église avait compris, éclairée par l’Esprit Saint, que ce qui était visible en Jésus, ce qui pouvait être vu avec les yeux et toucher avec les mains, ses paroles et ses gestes, le caractère concret du Verbe incarné, tout de Lui était passé dans la célébration des sacrements. [1]
La Liturgie : lieu de la rencontre avec le Christ
10. C’est là que réside toute la puissante beauté de la liturgie. Si la Résurrection était pour nous un concept, une idée, une pensée ; si le Ressuscité était pour nous le souvenir du souvenir d’autres personnes, même si elles faisaient autorité, comme par exemple les Apôtres ; s’il ne nous était pas donné aussi la possibilité d’une vraie rencontre avec Lui, ce serait comme déclarer épuisée la nouveauté du Verbe fait chair. Au contraire, l’Incarnation, en plus d’être le seul événement toujours nouveau l’histoire connaisse, est aussi la méthode même que la Sainte Trinité a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrétienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle n’existe pas.
11. La liturgie nous garantit la possibilité d’une telle rencontre. Un vague souvenir de la Dernière Cène ne nous servirait à rien. Nous avons besoin d’être présents à ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans l’Eucharistie et dans tous les Sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur Jésus et d’être atteints par la puissance de son Mystère Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de Jésus, de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient à travers la célébration des sacrements. Je suis Nicodème et la Samaritaine au puits, l’homme possédé par des démons à Capharnaüm et le paralytique dans la maison de Pierre, la femme pécheresse pardonnée et la femme affligée d’hémorragies, la fille de Jaïre et l’aveugle de Jéricho, Zachée et Lazare, le bon larron et Pierre pardonnés. Le Seigneur Jésus qui, immolé sur la croix, ne meurt plus, et qui, avec les signes de la passion, vit pour toujours [2] continue à nous pardonner, à nous guérir, à nous sauver avec la puissance des Sacrements. C’est la manière concrète, par le biais de l’incarnation, dont il nous aime. C’est la manière dont il assouvit sa propre soif de nous qu’il avait déclarée sur la croix (Jn 19,28).
12. Notre première rencontre avec sa Pâque est l’événement qui marque la vie de nous tous, croyants dans le Christ : notre baptême. Il ne s’agit pas d’une adhésion mentale à sa pensée ou l’acceptation d’un code de conduite imposé par Lui. Il s’agit plutôt d’être plongé dans sa passion, sa mort, sa résurrection et son ascension. Il ne s’agit pas d’un geste magique. La magie est à l’opposé de la logique des sacrements car elle prétend avoir un pouvoir sur Dieu, et pour cette raison elle vient du Tentateur. En parfaite continuité avec l’Incarnation, il nous est donné, en vertu de la présence et de l’action de l’Esprit, la possibilité de mourir et de ressusciter dans le Christ.
13. Comme c’est émouvant, la manière dont cela se passe ! La prière pour la bénédiction de l’eau baptismale [3] nous révèle que Dieu a créé l’eau précisément en pensant au Baptême. Cela signifie que lorsque Dieu a créé l’eau, il pensait au Baptême de chacun d’entre nous, et cette pensée l’a accompagné tout au long de son action dans l’histoire du salut, chaque fois que, avec un dessein précis, il a voulu se servir de l’eau. C’est comme si, après l’avoir créée, il voulait la perfectionner pour en faire l’eau du baptême. C’est ainsi qu’il a voulu la remplir du mouvement de son Esprit planant sur la surface des eaux (cf. Gn 1, 2) afin qu’elle contienne en germe le pouvoir de sanctifier ; il s’en est servi pour régénérer l’humanité lors du Déluge (cf. Gn 6,1-9,29) ; il l’a dominée en la séparant pour ouvrir un chemin de libération dans la Mer Rouge (cf. Ex 14) ; il l’a consacrée dans le Jourdain en immergeant la chair du Verbe imprégnée de l’Esprit (cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Enfin, il l’a mélangée au sang de son Fils, don de l’Esprit inséparablement uni au don de la vie et de la mort de l’Agneau immolé pour nous, et de son côté transpercé il l’a répandu sur nous (Jn 19,34). C’est dans cette eau que nous avons été immergés afin que, par sa puissance, nous puissions être greffés dans le Corps du Christ et qu’avec Lui, nous ressuscitions à la vie immortelle (cf. Rm 6, 1-11).
L’Église : sacrement du Corps du Christ
14. Comme nous l’a rappelé le Concile Vatican II (cf. Sacrosanctum Concilium, n. 5) en citant l’Écriture, les Pères et la Liturgie – les piliers de la Tradition authentique – c’est du côté du Christ endormi sur la croix qu’est né l’admirable sacrement de toute l’Église [4]. Le parallèle entre le premier et le nouvel Adam est étonnant : de même que du côté du premier Adam, après l’avoir plongé dans un profond sommeil, Dieu a tiré Eve, de même du côté du nouvel Adam, endormi dans le sommeil de la mort sur la croix, naît la nouvelle Eve, l’Eglise. L’étonnement pour nous réside dans les paroles que nous pouvons imaginer que le nouvel Adam s’est approprié en regardant l’Église : « Cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair » (Gn 2,23). Pour avoir cru en sa Parole et être descendus dans les eaux du baptême, nous sommes devenus l’os de ses os et la chair de sa chair.
15. Sans cette incorporation, il n’y a aucune possibilité de vivre la plénitude du culte rendu à Dieu. En effet, il n’y a qu’un seul acte de culte parfait et agréable au Père, à savoir l’obéissance du Fils dont la mesure est sa mort sur la croix. La seule façon de participer à son offrande est de devenir des « fils dans le Fils ». C’est le don que nous avons reçu. Le sujet qui agit dans la Liturgie est toujours et uniquement le Christ-Église, le Corps mystique du Christ.
Le sens théologique de la Liturgie
16. Nous devons au Concile – et au mouvement liturgique qui l’a précédé – la redécouverte d’une compréhension théologique de la Liturgie et de son importance dans la vie de l’Eglise. De même que les principes généraux énoncés dans Sacrosanctum Concilium ont été fondamentaux pour la réforme de la liturgie, ils continuent à l’être pour la promotion de cette célébration pleine, consciente, active et féconde (cf. Sacrosanctum Concilium nn.11.14), la Liturgie étant la « source première et indispensable à laquelle les fidèles peuvent puiser l’authentique esprit chrétien » ( Sacrosanctum Concilium, n.14). Par cette lettre, je voudrais simplement inviter toute l’Église à redécouvrir, à sauvegarder et à vivre la vérité et la force de la célébration chrétienne. Je voudrais que la beauté de la célébration chrétienne et ses conséquences nécessaires dans la vie de l’Église ne soient pas défigurées par une compréhension superficielle et réductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation au service d’une vision idéologique, quelle qu’elle soit. La prière sacerdotale de Jésus à la dernière Cène pour que tous soient un (Jn 17,21), juge toutes nos divisions autour du Pain rompu, sacrement de piété, signe d’unité, lien de charité. [5]
La Liturgie : un antidote contre le venin de la mondanité spirituelle
17. J’ai mis en garde à plusieurs reprises contre une tentation dangereuse pour la vie de l’Église, la « mondanité spirituelle » : j’en ai longuement parlé dans l’Exhortation Evangelii gaudium (n° 93-97), en identifiant le gnosticisme et le néo-pélagianisme comme les deux modes reliés entre eux qui alimentent cette mondanité spirituelle.
Le premier réduit la foi chrétienne à un subjectivisme qui enferme l’individu « dans l’immanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments »(Evangelii gaudium, n. 94).
Le second annule la valeur de la grâce pour ne compter que sur ses propres forces, donnant lieu à « un élitisme narcissique et autoritaire où, au lieu d’évangéliser, on analyse et on classe les autres, et au lieu de faciliter l’accès à la grâce, on consomme de l’énergie à contrôler »(Evangelii gaudium, n. 94).
Ces formes déformées de christianisme peuvent avoir des conséquences désastreuses pour la vie de l’Église.
18. Il est évident, d’après ce que j’ai rappelé ci-dessus, que la Liturgie est, par sa nature même, l’antidote le plus efficace contre ces poisons. Je parle évidemment de la Liturgie dans son sens théologique et certainement pas – Pie XII l’a déjà dit – comme un cérémonial décoratif ou une simple somme de lois et de préceptes réglant le culte [6].
19. Si le gnosticisme nous intoxique avec le poison du subjectivisme, la célébration liturgique nous libère de la prison d’une autoréférentialité nourrie par son propre raisonnement et le sentiment, L’action célébrative n’appartient pas à l’individu mais au Christ-Eglise, à la totalité des fidèles unis dans le Christ. La liturgie ne dit pas « je » mais « nous » et toute limitation de l’étendue de ce « nous » est toujours démoniaque. La Liturgie ne nous laisse pas seuls à la recherche d’une connaissance individuelle présumée du mystère de Dieu, mais nous prend par la main, ensemble, en assemblée, pour nous conduire dans le mystère que la Parole et les signes sacramentels nous révèlent. Et elle le fait en cohérence avec l’action de Dieu, en suivant le chemin de l’incarnation, à travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, l’espace et le temps.
20. Si le néo-pélagianisme nous enivre de la présomption d’un salut gagné par nos propres efforts, la célébration liturgique nous purifie en proclamant la gratuité du don du salut reçu dans la foi. Participer au sacrifice eucharistique n’est pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frères et sœurs. Le début de chaque célébration me rappelle qui je suis, en me demandant de confesser mon péché et en m’invitant à supplier la bienheureuse Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frères et sœurs, de prier pour moi le Seigneur : nous ne sommes certainement pas dignes d’entrer dans sa maison, nous avons besoin de sa parole pour être sauvés (cf. Mt 8,8 ). Nous n’avons pas d’autre orgueil que celui de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ (cf. Ga 6,14). La Liturgie n’a rien à voir avec un moralisme ascétique : c’est le don de la Pâque du Seigneur qui, accueilli avec docilité, rend notre vie nouvelle. On n’entre dans le cénacle que par la force d’attraction de son désir de manger la Pâque avec nous: Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar (Lc 22,15).
Redécouvrir à chaque jour la beauté de la vérité de la célébration chrétienne
21. Mais nous devons faire attention : pour que l’antidote de la Liturgie soit efficace, il nous est demandé de redécouvrir chaque jour la beauté de la vérité de la célébration chrétienne. Je me réfère encore une fois au sens théologique, comme l’a admirablement décrit le n° 7 de Sacrosanctum Concilium : la Liturgie est le sacerdoce du Christ révélé et donné dans son Mystère Pascal, rendu présent et actif aujourd’hui par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que l’Esprit, en nous plongeant dans le mystère pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ.
22. La redécouverte continuelle de la beauté de la liturgie n’est pas la poursuite d’un esthétisme rituel qui ne prend plaisir qu’à soigner la formalité extérieure d’un rite ou se satisfait d’une scrupuleuse observance des rubriques. Il va de soi que cette affirmation ne vise nullement à approuver l’attitude opposée qui confond la simplicité avec une banalité débraillée, l’essentialité avec une superficialité ignorante, ou le caractère concret de l’action rituelle avec un fonctionnalisme pratique exaspérant.
23. Soyons clairs : tous les aspects de la célébration doivent être soignés (espace, temps, gestes, paroles, objets, vêtements, chant, musique, ...) et toutes les rubriques doivent être respectées : une telle attention suffirait à ne pas priver l’assemblée de ce qui lui est dû, c’est-à-dire le mystère pascal célébré selon le rituel établi par l’Église. Mais même si la qualité et le bon déroulement de la célébration étaient garantis, cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entière.
L’émerveillement devant le mystère pascal : élément essentiel de l’acte liturgique
24. Si notre émerveillement pour le mystère pascal rendu présent dans le caractère concret des signes sacramentels venait à manquer, nous risquerions vraiment d’être imperméables à l’océan de grâce qui inonde chaque célébration. Les efforts, certes louables, pour améliorer la qualité de la célébration ne suffisent pas, pas plus que l’appel à une plus grande intériorité : même cette dernière court le risque d’être réduite à une subjectivité vide si elle n’accueille pas la révélation du mystère chrétien. La rencontre avec Dieu n’est pas le fruit d’une recherche intérieure individuelle, mais un événement donné : nous pouvons rencontrer Dieu à travers le fait nouveau de l’Incarnation qui, dans la dernière Cène, va jusqu’à désirer être mangé par nous. Comment pourrait-il arriver que le malheur nous fasse échapper à la fascination de la beauté de ce don ?
25. Quand je parle d’émerveillement devant le Mystère pascal, je n’entends nullement ce que me semble parfois exprimer l’expression vague de « sens du mystère ». C’est parfois l’une des principales accusations présumées contre la réforme liturgique. On dit que le sens du mystère a été supprimé de la célébration. L’émerveillement dont je parle n’est pas une sorte de désarroi devant une réalité obscure ou un rite énigmatique, mais c’est, au contraire, l’émerveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a été révélé dans la Pâque de Jésus (cf. Ep 1, 3-14) dont l’efficacité continue à nous atteindre dans la célébration des « mystères », c’est-à-dire des sacrements. Il n’en reste pas moins vrai que la plénitude de la révélation a, par rapport à notre finitude humaine, une abondance qui nous transcende et qui aura son accomplissement à la fin des temps, lorsque le Seigneur reviendra. Si l’émerveillement est vrai, il n’y a aucun risque que nous ne percevions pas, même dans la proximité voulue par l’Incarnation, l’altérité de la présence de Dieu. Si la réforme avait éliminé ce vague « sens du mystère », ce serait une note de mérite plutôt qu’un acte d’accusation. La beauté, tout comme la vérité, suscite toujours l’admiration et lorsqu’elle est rapportée au mystère de Dieu, elle conduit à l’adoration.
26. L’émerveillement est une partie essentielle de l’acte liturgique car c’est l’attitude de ceux qui se savent confrontés à la particularité des gestes symboliques ; c’est l’émerveillement de celui qui fait l’expérience de la puissance du symbole, qui ne consiste pas à se référer à un concept abstrait mais à contenir et à exprimer dans sa concrétude même ce qu’il signifie.
La nécessité d’une formation liturgique sérieuse et vitale
27. La question fondamentale est donc la suivante : comment retrouver la capacité de vivre pleinement l’action liturgique ? Tel était l’objectif de la réforme du Concile. Le défi est très exigeant car l’homme moderne – pas dans toutes les cultures au même degré – a perdu la capacité de s’engager dans l’action symbolique qui est une caractéristique essentielle de l’acte liturgique.
28. La post-modernité – dans laquelle l’homme se sent encore plus perdu, sans références d’aucune sorte, privé de valeurs parce qu’elles sont devenues indifférentes, orphelin de tout, dans une fragmentation où un horizon de sens semble impossible – est encore chargée du lourd héritage que nous a laissé l’époque précédente, fait d’individualisme et de subjectivisme (qui rappellent à nouveau le pélagianisme et le gnosticisme). Elle consiste aussi en un spiritualisme abstrait qui contredit la nature humaine elle-même, car la personne humaine est un esprit incarné et donc, en tant que tel, capable d’action et de compréhension symboliques.
29. C’est avec cette réalité du monde moderne que l’Église, réunie en Concile, a voulu se confronter, en réaffirmant sa conscience d’être le sacrement du Christ, la lumière des nations (Lumen Gentium), en se mettant religieusement à l’écoute de la parole de Dieu (Dei Verbum) et en reconnaissant comme siennes les joies et les espérances (Gaudium et spes) des hommes d’aujourd’hui. Les grandes Constitutions conciliaires sont inséparables, et ce n’est pas un hasard si cet immense effort de réflexion du Conseil œcuménique – qui est la plus haute expression de la synodalité dans l’Église et dont je suis appelé, avec vous tous, à être le gardien de la richesse – a commencé par une réflexion sur la Liturgie (Sacrosanctum Concilium).
30. En clôturant la deuxième session du Concile (le 4 décembre 1963), saint Paul VI s’est exprimé ainsi :
« Cette discussion passionnée et complexe n’a d’ailleurs pas été sans fruits abondants : en effet, le sujet qui a été abordé en premier lieu et qui, en un certain sens, est prééminent dans l’Église, tant par sa nature que par sa dignité – Nous voulons parler de la sainte Liturgie – a trouvé une heureuse conclusion et il est aujourd’hui promulgué par Nous avec un rite solennel. Notre esprit exulte donc avec une joie véritable, car dans la manière dont les choses se sont passées, Nous constatons le respect d’une juste échelle des valeurs et des devoirs. Dieu doit occuper la première place ; la prière envers Lui est notre premier devoir. La Liturgie est la première source de communion divine dans laquelle Dieu partage sa propre vie avec nous. Elle est aussi la première école de la vie spirituelle. La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrétien uni à nous par la foi et la ferveur de ses prières. C’est aussi une première invitation au genre humain, afin que tous puissent désormais élever leur voix muette dans une prière bénie et authentique et faire ainsi l’expérience de cette force indescriptible et régénératrice qui se trouve lorsqu’ils se joignent à nous pour proclamer les louanges de Dieu et les espoirs du cœur humain par Jésus-Christ et dans l’Esprit Saint ». [7]
(Voir