Le pape François a adressé un long message vidéo en espagnol aux participants à la seconde session de cette rencontre, qui s’est déroulée entièrement en ligne cette année, ce 16 octobre 2021. « Votre dévouement est principalement une proclamation d’espoir », leur a-t-il dit, qui montre que « nous ne sommes pas condamnés à reproduire ni à construire un avenir fondé sur l’exclusion et l’inégalité, sur la mise au rebut ou sur l’indifférence ».
Message vidéo du pape François :
Chères sœurs, chers frères, chers poètes sociaux,
1. Chers poètes sociaux,
C’est ainsi que j’aime vous appeler, « poètes sociaux ». Parce que vous êtes des poètes sociaux, dans la mesure où vous avez la capacité et le courage de créer de l’espoir là où n’apparaissent que mise au rebut et exclusion. Poésie veut dire créativité, et vous créez de l’espoir. Avec vos mains, vous savez forger la dignité de chaque personne, celle des familles et celle de toute la société avec la terre, la maison et le travail, les soins et la communauté. Merci parce que votre dévouement est une parole qui fait autorité, capable de démentir les références silencieuses et si souvent « polies » dont vous avez fait l’objet, ou dont tant de nos frères font l’objet. Mais en pensant à vous, je crois que votre dévouement est principalement une proclamation d’espoir. Vous voir me rappelle que nous ne sommes pas condamnés à reproduire ni à construire un avenir fondé sur l’exclusion et l’inégalité, sur la mise au rebut ou sur l’indifférence ; où la culture du privilège serait un pouvoir invisible et impérieux et où l’exploitation et l’abus seraient comme une méthode habituelle de survie. Non ! Cela, vous savez très bien l’annoncer. Merci.
Merci pour la vidéo que nous venons de partager. J’ai lu les réflexions de votre rencontre, le témoignage de ce que vous avez vécu en ces temps de tribulation et d’angoisse, la synthèse de vos propositions et de vos aspirations. Merci. Merci de me faire participer à ce processus historique que vous traversez et merci de partager avec moi ce dialogue fraternel, qui cherche à voir ce qui est grand dans ce qui est petit et ce qui est petit dans ce qui est grand, un dialogue initié dans les périphéries, un dialogue qui arrive à Rome et auquel nous pouvons tous nous sentir invités et interpellés. « Pour nous rencontrer et nous entraider, nous avons besoin de dialoguer » (Encyclique Fratelli tutti, 198), ô combien !
Vous avez perçu que la situation actuelle nécessitait une nouvelle rencontre. J’ai senti la même chose. Même si nous n’avons jamais perdu le contact ; déjà six ans, je crois, depuis votre dernière rencontre générale ! Pendant cette période, il s’est passé de nombreuses choses, il y a eu beaucoup de changements. Il s’agit de changements qui marquent des points de non-retour, des tournants, des carrefours où l’humanité est appelée à choisir. Il faut de nouveaux moments de rencontre, de discernement et d’action commune. Chaque personne, chaque organisation, chaque pays et le monde entier ont besoin de chercher ces moments pour réfléchir, discerner et choisir. Parce que revenir aux schémas précédents serait vraiment suicidaire et, si vous me permettez d’exagérer un peu les mots, écocide et génocide. J’exagère !
Ces derniers mois, beaucoup des choses que vous avez dénoncées se sont révélées tout à fait évidentes. La pandémie a montré les inégalités sociales qui affectent nos peuples et a exposé – sans demander la permission ni s’excuser – la situation poignante de tant de nos frères et sœurs, cette situation que de nombreux mécanismes de post-vérité ont été incapables de dissimuler.
Beaucoup de choses que nous considérions comme acquises se sont effondrées comme un château de cartes. Nous avons expérimenté comment, d’un jour à l’autre, notre façon de vivre peut changer drastiquement, nous empêchant par exemple de voir nos proches, nos compagnons et nos amis. Dans de nombreux pays, les Etats ont réagi. Ils ont écouté la science et ils ont réussi à imposer des limites pour assurer le bien commun, freinant pendant au moins quelque temps ce « mécanisme gigantesque » qui agit presqu’automatiquement et dans lequel les peuples et les personnes sont de simples engrenages (cf. saint Jean-Paul II, encyclique Sollicitudo rei socialis, 22).
Nous avons tous souffert de la fermeture mais vous, comme toujours, vous avez connu le pire. Dans les quartiers dépourvus d’infrastructures de base (où vivent beaucoup d’entre vous, ainsi que des millions et des millions de personnes), il est difficile de rester à la maison ; non seulement parce qu’on ne dispose pas de tout le nécessaire pour prendre les mesures minimales de soins et de protection, mais simplement parce que la maison, c’est le quartier. Les migrants, les personnes sans papiers, les travailleurs informels sans revenu fixe se sont retrouvés, dans de nombreux cas, privés de tout soutien de l’Etat et empêchés de mener à bien leurs tâches habituelles, ce qui a aggravé leur pauvreté déjà éprouvante. L’une des expressions de cette culture de l’indifférence est qu’il semblerait que cette « tierce partie » souffrante de notre monde n’intéresse pas suffisamment les grands médias et les faiseurs d’opinion. Elle n’apparaît pas. Elle reste cachée, « recroquevillée ».
Je voudrais également faire référence à une pandémie silencieuse qui frappe depuis des années les enfants, les adolescents et les jeunes de toutes les classes sociales ; et je crois qu’en cette période d’isolement, elle a pris encore plus d’ampleur. Il s’agit du stress et de l’anxiété chronique, liés à différents facteurs comme l’hyper-connectivité, l’égarement et le manque de perspectives d’avenir, qui s’aggravent sans un véritable contact avec les autres – familles, écoles, centres sportifs, patronage, paroisses – ; bref, qui s’aggravent en l’absence de contact réel avec les amis, parce que l’amitié est la forme sous laquelle l’amour renaît toujours.
Il est évident que la technologie peut être un instrument pour le bien, et c’est un instrument pour le bien, qui permet des dialogues comme celui-ci et beaucoup d’autres choses, mais elle ne pourra jamais remplacer le contact entre nous, elle ne pourra jamais remplacer une communauté dans laquelle s’enraciner et faire en sorte que notre vie devienne féconde.
A propos de pandémie, nous ne pouvons pas manquer de nous interroger sur le fléau de la crise alimentaire. Malgré les progrès de la biotechnologie, des millions de personnes ont été privées de nourriture, alors que celle-ci est disponible. Cette année, vingt millions de personnes en plus se sont retrouvées à des niveaux extrêmes d’insécurité alimentaire, atteignant plusieurs millions. La misère alarmante s’est étendue. Le prix des denrées alimentaires a considérablement augmenté. Les chiffres de la faim sont terribles et je pense par exemple à des pays comme la Syrie, Haïti, le Congo, le Sénégal, le Yémen et le Soudan du Sud ; mais la faim se fait également sentir dans de nombreux pays du monde pauvre et, souvent aussi dans le monde riche. Il est possible que les décès annuels liés à la faim dépassent ceux qui sont liés à la Covid. Mais cela ne fait pas la une, cela ne génère pas d’empathie.
Je tiens à vous remercier parce que vous avez pris sur vous la souffrance des autres. Vous savez montrer le visage de la véritable humanité, celle qui ne se construit pas en tournant le dos à la souffrance de celui qui est à côté, mais en reconnaissant patiemment, de manière engagée et souvent même douloureuse que l’autre est mon frère (cf. Lc 10, 25-37) et que ses peines, ses joies et ses souffrances sont aussi les miennes (cf. Concile œcuménique Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, 1). Ignorer celui qui est tombé, c’est ignorer notre propre humanité qui crie dans chacun de nos frères.
Chrétiens ou non, vous avez répondu à Jésus qui a dit à ses disciples devant la foule affamée : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mt 14, 16). Et là où il y avait un manque, le miracle de la multiplication s’est répété en vous qui avez lutté sans relâche pour que personne ne manque de pain (cf. Mt 14, 13-21). Merci !
Comme les médecins, les infirmiers et le personnel de santé dans les tranchées sanitaires, vous avez mis votre corps dans la tranchée des quartiers marginalisés. Je pense à tous les « martyrs », entre guillemets, de cette solidarité dont j’ai entendu parler par votre intermédiaire. Le Seigneur en tiendra compte.
Si toutes les personnes qui ont lutté ensemble contre la pandémie, par amour, pouvaient également rêver ensemble un monde nouveau, comme tout serait différent ! Rêver ensemble.
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Source : https://fr.zenit.org/2 - Heureux
Comme je vous l’ai dit dans la lettre que je vous ai envoyée l’année dernière (2), vous êtes une véritable armée invisible ; vous faites partie intégrante de cette humanité qui se bat pour la vie face à un système de mort. Dans ce dévouement, je vois le Seigneur qui se rend présent au milieu de nous pour nous donner son Royaume. Lorsqu’il nous a présenté le « protocole » selon lequel nous serons jugés (cf. Mt 25), Jésus nous a dit que le salut consistait à prendre soin de ceux qui ont faim, des malades, des prisonniers, des étrangers, bref, à le reconnaître et le servir, lui, dans toute l’humanité souffrante. C’est pourquoi j’ai envie de vous dire : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, ils seront rassasiés » (Mt 5, 6), « Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5, 9).
Nous voulons que cette béatitude s’étende, imprègne et embaume tous les coins et tous les endroits où la vie est menacée. Mais il nous arrive, en tant que peuple, communauté, famille et même individuellement, de devoir affronter des situations qui nous paralysent, où l’horizon disparaît et le désarroi, la peur, l’impuissance et l’injustice semblent s’emparer du présent. Nous faisons aussi l’expérience de résistances aux changements dont nous avons besoin et auxquels nous aspirons, des résistances profondes, enracinées, qui vont au-delà de nos forces et de nos décisions. C’est ce que la Doctrine sociale de l’Eglise a appelé des « structures de péché », que nous sommes appelés, nous aussi, à convertir, et que nous ne pouvons pas ignorer au moment où nous nous demandons comment agir. Le changement personnel est nécessaire, mais il est impératif d’adapter nos modèles socio-économiques, pour qu’ils aient un visage humain, parce que tant de modèles ont perdu ce visage. Et en pensant à ces situations, je demande avec insistance. Et je me mets à demander. A demander à tous. Et je veux demander à tout le monde au nom de Dieu.
Aux grands laboratoires, qu’ils libéralisent les brevets. Qu’ils fassent un geste d’humanité en permettant à tous les pays, tous les peuples, tous les êtres humains d’avoir accès au vaccin. Il y a des pays où seulement trois à quatre pour cent des habitants ont été vaccinés.
Je veux demander, au nom de Dieu, aux groupes financiers et aux organismes internationaux de crédit de permettre aux pays pauvres de garantir les besoins essentiels de leur population et de remettre les dettes si souvent contractées contre les intérêts de ces peuples.
Je veux demander, au nom de Dieu, aux grandes entreprises d’extraction – minières, pétrolifères – forestières, immobilières, agroalimentaires, de cesser de détruire les bois, les zones humides et les montagnes, de cesser de polluer les fleuves et les mers, d’arrêter d’intoxiquer les peuples et les aliments.
Je veux demander, au nom de Dieu, aux grandes sociétés alimentaires de cesser d’imposer des structures de monopoles de production et de distribution qui gonflent les prix et finissent par garder pour elles le pain de ceux qui ont faim.
Je veux demander, au nom de Dieu, aux fabricants et aux trafiquants d’armes de cesser totalement leur activité, qui fomente la violence et la guerre, souvent dans le cadre de jeux géopolitiques dont le coût représente des millions de vies et de déplacements.
Je veux demander, au nom de Dieu, aux géants de la technologie de cesser d’exploiter la fragilité humaine, la vulnérabilité des personnes, pour obtenir des gains, sans considérer combien augmentent les discours de haine, le grooming [sollicitation de mineurs par des adultes en ligne], les fake news [fausses nouvelles], les théories de conspiration, la manipulation politique.
Je veux demander, au nom de Dieu, aux géants des télécommunications, de libéraliser l’accès aux contenus éducatifs et les échanges avec les maîtres à travers internet, afin que les enfants pauvres puissent recevoir une éducation en cas de quarantaine.
Je veux demander, au nom de Dieu, aux moyens de communication de mettre fin à la logique de la post-vérité, à la désinformation, à la diffamation, à la calomnie et à cette attraction malade pour le scandale et pour ce qui est trouble ; qu’ils cherchent à contribuer à la fraternité humaine et à l’empathie à l’égard des personnes les plus blessées.
Je veux demander, au nom de Dieu, aux pays puissants de cesser les agressions, les blocus et les sanctions unilatérales contre tout pays, où qu’il soit sur la planète. Non au néocolonialisme. Les conflits doivent être résolus dans des instances multilatérales comme les Nations Unies. Nous avons déjà vu comment se terminent les interventions, les invasions et les occupations unilatérales, même si elles sont menées sous les motifs ou les couvertures les plus nobles.
Avec sa logique implacable du gain, ce système échappe à tout contrôle humain. Il est temps de freiner la locomotive, une locomotive hors de contrôle qui nous conduit vers l’abîme. Nous avons encore le temps.
Aux gouvernements en général, aux politiques de tous les partis, je veux demander, avec les pauvres de la terre, de représenter leurs peuples et de travailler pour le bien commun. Je veux leur demander d’avoir le courage de regarder leurs peuples, de garder les gens dans les yeux, et le courage de savoir que le bien d’un peuple est beaucoup plus qu’un consensus entre les partis (cf. Exhortation apostolique Evangelii gaudium, 218). Qu’ils se gardent de n’écouter que les élites économiques si souvent porte-paroles d’idéologies superficielles qui éludent les vraies questions de l’humanité. Qu’ils soient au service des peuples qui demandent une terre, un logement, un travail et une vie bonne. Cette « bonne vie » naturelle qui n’est pas la « dolce vita » ni le « dolce farniente », non. Cette bonne vie humaine qui nous met en harmonie avec toute l’humanité, avec toute la création.
Je veux demander à nous tous aussi, chefs religieux, de ne jamais utiliser le nom de Dieu pour fomenter des guerres ou des coups d’Etat. Soyons aux côtés des peuples, des travailleurs, des humbles et battons-nous avec eux afin que le développement humain intégral soit une réalité. Construisons des ponts d’amour pour que la voix de la périphérie, avec ses pleurs, mais également avec son chant et sa joie, ne provoque pas de peur, mais de l’empathie dans le reste de la société.
Et c’est ainsi que je demande avec insistance.
Il est nécessaire que nous affrontions ensemble les discours populistes d’intolérance, de xénophobie, d’aporophobie – qui est la haine des pauvres – ainsi que de tous ceux qui nous conduisent à l’indifférence, à la méritocratie et à l’individualisme, ces fictions qui n’ont servi qu’à diviser nos peuples et à miner en la neutralisant notre capacité poétique, la capacité de rêver ensemble.