Le pape François publie ce lundi 9 avril 2018, fête de l’Annonciation, son cinquième grand document (après Lumen fidei, Evangelii gaudium, Laudato si’, Amoris laetitia), sa 3ème exhortation apostolique « Gaudete et exsultate », sur « l’appel à la sainteté dans le monde actuel ». Elle est en date du 19 mars 2018.
EXHORTATION APOSTOLIQUE
CHAPITRES 1 et 2 :
1. « Soyez dans la joie et l’allégresse » (Mt 5, 12), dit Jésus à ceux qui sont persécutés ou humiliés à cause de lui. Le Seigneur demande tout ; et ce qu’il offre est la vraie vie, le bonheur pour lequel nous avons été créés. Il veut que nous soyons saints et il n’attend pas de nous que nous nous contentions d’une existence médiocre, édulcorée, sans consistance. En réalité, dès les premières pages de la Bible, il y a, sous diverses formes, l’appel à la sainteté. Voici comment le Seigneur le proposait à Abraham : « Marche en ma présence et sois parfait » (Gn 17, 1).
2. Il ne faut pas s’attendre, ici, à un traité sur la sainteté, avec de nombreuses définitions et distinctions qui pourraient enrichir cet important thème, ou avec des analyses qu’on pourrait faire concernant les moyens de sanctification. Mon humble objectif, c’est de faire résonner une fois de plus l’appel à la sainteté, en essayant de l’insérer dans le contexte actuel, avec ses risques, ses défis et ses opportunités. En effet, le Seigneur a élu chacun d’entre nous pour que nous soyons « saints et immaculés en sa présence, dans l’amour » (Ep 1, 4).
Premier chapitre
L’APPEL À LA SAINTETÉ
Les saints qui nous encouragent et nous accompagnent
3. Dans la Lettre aux Hébreux, sont mentionnés divers témoignages qui nous encouragent à « courir avec constance l’épreuve qui nous est proposée » (12, 1). On y parle d’Abraham, de Sara, de Moïse, de Gédéon et de plusieurs autres (cf. 11, 1-12, 3) et surtout on nous invite à reconnaître que nous sommes enveloppés « d’une si grande nuée de témoins » (12, 1) qui nous encouragent à ne pas nous arrêter en chemin, qui nous incitent à continuer de marcher vers le but. Et parmi eux, il peut y avoir notre propre mère, une grand-mère ou d’autres personnes proches (cf. 2 Tm 1, 5). Peut-être leur vie n’a-t-elle pas toujours été parfaite, mais, malgré des imperfections et des chutes, ils sont allés de l’avant et ils ont plu au Seigneur.
4. Les saints qui sont déjà parvenus en la présence de Dieu gardent avec nous des liens d’amour et de communion. Le Livre de l’Apocalypse en témoigne quand il parle des martyrs qui intercèdent : « Je vis sous l’autel les âmes de ceux qui furent égorgés pour la Parole de Dieu et le témoignage qu’ils avaient rendu. Ils crièrent d’une voix puissante : ‘‘Jusques à quand, Maître saint et vrai, tarderas-tu à faire Justice ?’’ » (6, 9-10). Nous pouvons dire que « nous nous savions entourés, conduits et guidés par les amis de Dieu […] Je ne dois pas porter seul ce que, en réalité, je ne pourrais jamais porter seul. La troupe des saints de Dieu me protège, me soutient et me porte ».[1]
5. Lors des procès de béatification et de canonisation, on prend en compte les signes d’héroïcité dans l’exercice des vertus, le don de la vie chez le martyr et également les cas du don de sa propre vie en faveur des autres, y compris jusqu’à la mort. Ce don exprime une imitation exemplaire du Christ et est digne d’admiration de la part des fidèles.[2] Souvenons-nous, par exemple, de la bienheureuse Maria Gabriela Sagheddu qui a offert sa vie pour l’union des chrétiens.
Les saints de la porte d’à côté
6. Ne pensons pas uniquement à ceux qui sont déjà béatifiés ou canonisés. L’Esprit Saint répand la sainteté partout, dans le saint peuple fidèle de Dieu, car « le bon vouloir de Dieu a été que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté ».[3]Le Seigneur, dans l’histoire du salut, a sauvé un peuple. Il n’y a pas d’identité pleine sans l’appartenance à un peuple. C’est pourquoi personne n’est sauvé seul, en tant qu’individu isolé, mais Dieu nous attire en prenant en compte la trame complexe des relations interpersonnelles qui s’établissent dans la communauté humaine : Dieu a voulu entrer dans une dynamique populaire, dans la dynamique d’un peuple.
7. J’aime voir la sainteté dans le patient peuple de Dieu : chez ces parents qui éduquent avec tant d’amour leurs enfants, chez ces hommes et ces femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, chez les malades, chez les religieuses âgées qui continuent de sourire. Dans cette constance à aller de l’avant chaque jour, je vois la sainteté de l’Église militante. C’est cela, souvent, la sainteté ‘‘de la porte d’à côté’’, de ceux qui vivent proches de nous et sont un reflet de la présence de Dieu, ou, pour employer une autre expression, ‘‘la classe moyenne de la sainteté’’.[4]
8. Laissons-nous encourager par les signes de sainteté que le Seigneur nous offre à travers les membres les plus humbles de ce peuple qui « participe aussi de la fonction prophétique du Christ ; il répand son vivant témoignage avant tout par une vie de foi et de charité ».[5] Pensons, comme nous le suggère sainte Thérèse Bénédicte de la Croix, que par l’intermédiaire de beaucoup d’entre eux se construit la vraie histoire : « Dans la nuit la plus obscure surgissent les plus grandes figures de prophètes et de saints. Mais le courant de la vie mystique qui façonne les âmes reste en grande partie invisible. Certaines âmes dont aucun livre d’histoire ne fait mention, ont une influence déterminante aux tournants décisifs de l’histoire universelle. Ce n’est qu’au jour où tout ce qui est caché sera manifesté que nous découvrirons aussi à quelles âmes nous sommes redevables des tournants décisifs de notre vie personnelle ».[6]
9. La sainteté est le visage le plus beau de l’Église. Mais même en dehors de l’Église catholique et dans des milieux très différents, l’Esprit suscite « des signes de sa présence, qui aident les disciples mêmes du Christ ».[7] D’autre part, saint Jean-Paul II nous a rappelé que « le témoignage rendu au Christ jusqu’au sang est devenu un patrimoine commun aux catholiques, aux orthodoxes, aux anglicans et aux protestants ».[8] Lors de la belle commémoration œcuménique qu’il a voulu célébrer au Colisée à l’occasion du Jubilé de l’an 2000, il a affirmé que les martyrs sont un « héritage qui nous parle d’une voix plus forte que celle des fauteurs de division ».[9]
Le Seigneur appelle
10. Tout cela est important. Cependant, ce que je voudrais rappeler par la présente Exhortation, c’est surtout l’appel à la sainteté que le Seigneur adresse à chacun d’entre nous, cet appel qu’il t’adresse à toi aussi : « Vous êtes devenus saints car je suis saint » (Lv 11, 44 ; cf. 1 P 1, 16). Le Concile Vatican II l’a souligné avec force : « Pourvus de moyens salutaires d’une telle abondance et d’une telle grandeur, tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur condition et leur état de vie, sont appelés par Dieu, chacun dans sa route, à une sainteté dont la perfection est celle même du Père ».[10]
11. « Chacun dans sa route » dit le Concile. Il ne faut donc pas se décourager quand on contemple des modèles de sainteté qui semblent inaccessibles. Il y a des témoins qui sont utiles pour nous encourager et pour nous motiver, mais non pour que nous les copiions, car cela pourrait même nous éloigner de la route unique et spécifique que le Seigneur veut pour nous. Ce qui importe, c’est que chaque croyant discerne son propre chemin et mette en lumière le meilleur de lui-même, ce que le Seigneur a déposé de vraiment personnel en lui (cf. 1 Co 12, 7) et qu’il ne s’épuise pas en cherchant à imiter quelque chose qui n’a pas été pensé pour lui. Nous sommes tous appelés à être des témoins, mais il y a de nombreuses formes existentielles de témoignage.[11] De fait, quand le grand mystique saint Jean de la Croix écrivait son Cantique spirituel, il préférait éviter des règles fixes pour tout le monde et il expliquait que ses vers étaient écrits pour que chacun en tire profit à sa manière.[12] En effet, la vie divine se communique aux uns « d’une manière [et aux] autres d’une autre ».[13]
12. Parmi les formes variées, je voudrais souligner que le ‘‘génie féminin’’ se manifeste également dans des styles féminins de sainteté, indispensables pour refléter la sainteté de Dieu en ce monde. Même à des époques où les femmes ont été plus marginalisées, l’Esprit Saint a précisément suscité des saintes dont le rayonnement a provoqué de nouveaux dynamismes spirituels et d’importantes réformes dans l’Église. Nous pouvons mentionner sainte Hildegarde de Bingen, sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse d’Avila ou sainte Thérèse de Lisieux. Mais je tiens à évoquer tant de femmes inconnues ou oubliées qui, chacune à sa manière, ont soutenu et transformé des familles et des communautés par la puissance de leur témoignage.
13. Cela devrait enthousiasmer chacun et l’encourager à tout donner pour progresser vers ce projet unique et inimitable que Dieu a voulu pour lui de toute éternité : « Avant même de te former au ventre maternel, je t’ai connu; avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré » (Jr 1, 5).
Pour toi aussi
14. Pour être saint, il n’est pas nécessaire d’être évêque, prêtre, religieuse ou religieux. Bien des fois, nous sommes tentés de penser que la sainteté n’est réservée qu’à ceux qui ont la possibilité de prendre de la distance par rapport aux occupations ordinaires, afin de consacrer beaucoup de temps à la prière. Il n’en est pas ainsi. Nous sommes tous appelés à être des saints en vivant avec amour et en offrant un témoignage personnel dans nos occupations quotidiennes, là où chacun se trouve. Es-tu une consacrée ou un consacré ? Sois saint en vivant avec joie ton engagement. Es-tu marié ? Sois saint en aimant et en prenant soin de ton époux ou de ton épouse, comme le Christ l’a fait avec l’Église. Es-tu un travailleur ? Sois saint en accomplissant honnêtement et avec compétence ton travail au service de tes frères. Es-tu père, mère, grand-père ou grand-mère ? Sois saint en enseignant avec patience aux enfants à suivre Jésus. As-tu de l’autorité ? Sois saint en luttant pour le bien commun et en renonçant à tes intérêts personnels.[14]
15. Laisse la grâce de ton baptême porter du fruit dans un cheminement de sainteté. Permets que tout soit ouvert à Dieu et pour cela choisis-le, choisis Dieu sans relâche. Ne te décourage pas, parce que tu as la force de l’Esprit Saint pour que ce soit possible ; et la sainteté, au fond, c’est le fruit de l’Esprit Saint dans ta vie (cf. Ga 5, 22-23). Quand tu sens la tentation de t’enliser dans ta fragilité, lève les yeux vers le Crucifié et dis-lui : ‘‘Seigneur, je suis un pauvre, mais tu peux réaliser le miracle de me rendre meilleur’’. Dans l’Église, sainte et composée de pécheurs, tu trouveras tout ce dont tu as besoin pour progresser vers la sainteté. Le Seigneur l’a remplie de dons par sa Parole, par les sacrements, les sanctuaires, la vie des communautés, le témoignage de ses saints, et par une beauté multiforme qui provient de l’amour du Seigneur, « comme la fiancée qui se pare de ses bijoux » (Is 61, 10).
16. Cette sainteté à laquelle le Seigneur t’appelle grandira par de petits gestes. Par exemple : une dame va au marché pour faire des achats, elle rencontre une voisine et commence à parler, et les critiques arrivent. Mais cette femme se dit en elle-même : « Non, je ne dirai du mal de personne ». Voilà un pas dans la sainteté ! Ensuite, à la maison, son enfant a besoin de parler de ses rêves, et, bien qu’elle soit fatiguée, elle s’assoit à côté de lui et l’écoute avec patience et affection. Voilà une autre offrande qui sanctifie ! Ensuite, elle connaît un moment d’angoisse, mais elle se souvient de l’amour de la Vierge Marie, prend le chapelet et prie avec foi. Voilà une autre voie de sainteté ! Elle sort après dans la rue, rencontre un pauvre et s’arrête pour échanger avec lui avec affection. Voilà un autre pas !
17. Parfois, la vie présente des défis importants et à travers eux le Seigneur nous invite à de nouvelles conversions qui permettent à sa grâce de mieux se manifester dans notre existence « afin de nous faire participer à sa sainteté » (He 12, 10). D’autres fois il ne s’agit que de trouver une forme plus parfaite de vivre ce que nous vivons déjà : « Il y a des inspirations qui tendent seulement à une extraordinaire perfection des exercices ordinaires de la vie chrétienne »[15] Quand le Cardinal François-Xavier Nguyên Van Thuân était en prison, il avait renoncé à s’évertuer à demander sa libération. Son choix était de vivre « le moment présent en le comblant d’amour » ; et voilà la manière dont cela se concrétisait : « Je saisis les occasions qui se présentent chaque jour, pour accomplir les actes ordinaires de façon extraordinaire ».[16]
18. Ainsi, sous l’impulsion de la grâce divine, par de nombreux gestes, nous construisons ce modèle de sainteté que Dieu a voulu, non pas en tant qu’êtres autosuffisants mais « comme de bons intendants d’une multiple grâce de Dieu » (1 P 4, 10). Comme nous l’ont bien rappelé les Évêques de Nouvelle Zélande, l’amour inconditionnel du Seigneur est possible parce que le Ressuscité partage sa vie puissante avec nos vies fragiles : « Son amour n’a pas de limites et, une fois donné, il ne recule jamais. Il a été inconditionnel et demeure fidèle. Aimer ainsi n’est pas facile, car souvent nous sommes vraiment faibles. Mais précisément pour que nous nous efforcions d’aimer comme le Christ nous a aimés, le Christ partage sa propre vie ressuscitée avec nous. Ainsi, nos vies révèlent son pouvoir en action, y compris au milieu de la faiblesse humaine ».[17]
Ta mission dans le Christ
19. Pour un chrétien, il n’est pas possible de penser à sa propre mission sur terre sans la concevoir comme un chemin de sainteté, car « voici quelle est la volonté de Dieu : c’est votre sanctification » (1 Th 4, 3). Chaque saint est une mission ; il est un projet du Père pour refléter et incarner, à un moment déterminé de l’histoire, un aspect de l’Évangile.
20. Cette mission trouve son sens plénier dans le Christ et ne se comprend qu’à partir de lui. Au fond, la sainteté, c’est vivre les mystères de sa vie en union avec lui. Elle consiste à s’associer à la mort et à la résurrection du Seigneur d’une manière unique et personnelle, à mourir et à ressusciter constamment avec lui. Mais cela peut impliquer également de reproduire dans l’existence personnelle divers aspects de la vie terrestre de Jésus : sa vie cachée, sa vie communautaire, sa proximité avec les derniers, sa pauvreté et d’autres manifestations du don de lui-même par amour. La contemplation de ces mystères, comme le proposait saint Ignace de Loyola, nous amène à les faire chair dans nos choix et dans nos attitudes.[18] Car « tout dans la vie de Jésus est signe de son mystère »,[19] « toute la vie du Christ est Révélation du Père »,[20] « toute la vie du Christ est mystère de Rédemption »,[21]« toute la vie du Christ est mystère de Récapitulation »,[22] et « tout ce que le Christ a vécu, il fait que nous puissions le vivre en lui et qu’il le vive en nous ».[23]
21. Le dessein du Père, c’est le Christ, et nous en lui. En dernière analyse, c’est le Christ aimant en nous, car « la sainteté n’est rien d’autre que la charité pleinement vécue ».[24]C’est pourquoi, « la mesure de la sainteté est donnée par la stature que le Christ atteint en nous, par la mesure dans laquelle, avec la force de l’Esprit Saint, nous modelons toute notre vie sur la sienne ».[25]Ainsi, chaque saint est un message que l’Esprit Saint puise dans la richesse de Jésus-Christ et offre à son peuple.
22. Pour reconnaître quelle est cette parole que le Seigneur veut dire à travers un saint, il ne faut pas s’arrêter aux détails, car là aussi il peut y avoir des erreurs et des chutes. Tout ce que dit un saint n’est pas forcément fidèle à l’Évangile, tout ce qu’il fait n’est pas nécessairement authentique et parfait. Ce qu’il faut considérer, c’est l’ensemble de sa vie, tout son cheminement de sanctification, cette figure qui reflète quelque chose de Jésus-Christ et qui se révèle quand on parvient à percevoir le sens de la totalité de sa personne.[26]
23. Pour nous tous, c’est un rappel fort. Toi aussi, tu as besoin de percevoir la totalité de ta vie comme une mission. Essaie de le faire en écoutant Dieu dans la prière et en reconnaissant les signes qu’il te donne. Demande toujours à l’Esprit ce que Jésus attend de toi à chaque moment de ton existence et dans chaque choix que tu dois faire, pour discerner la place que cela occupe dans ta propre mission. Et permets-lui de forger en toi ce mystère personnel qui reflète Jésus-Christ dans le monde d’aujourd’hui.
24. Puisses-tu reconnaître quelle est cette parole, ce message de Jésus que Dieu veut délivrer au monde par ta vie ! Laisse-toi transformer, laisse-toi renouveler par l’Esprit pour que cela soit possible, et qu’ainsi ta belle mission ne soit pas compromise. Le Seigneur l’accomplira même au milieu de tes erreurs et de tes mauvaises passes, pourvu que tu n’abandonnes pas le chemin de l’amour et que tu sois toujours ouvert à son action surnaturelle qui purifie et illumine.
L’activité qui sanctifie
25. Comme tu ne peux pas comprendre le Christ sans le Royaume qu’il est venu apporter, ta propre mission est inséparable de la construction de ce Royaume : « Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). Ton identification avec le Christ et avec ses désirs implique l’engagement à construire, avec lui, ce Royaume d’amour, de justice et de paix pour tout le monde. Le Christ lui-même veut le vivre avec toi, dans tous les efforts ou les renoncements que cela implique, et également dans les joies et dans la fécondité qu’il peut t’offrir. Par conséquent, tu ne te sanctifieras pas sans te donner corps et âme pour offrir le meilleur de toi-même dans cet engagement.
26. Il n’est pas sain d’aimer le silence et de fuir la rencontre avec l’autre, de souhaiter le repos et d’éviter l’activité, de chercher la prière et de mépriser le service. Tout peut être accepté et être intégré comme faisant partie de l’existence personnelle dans ce monde, et être incorporé au cheminement de sanctification. Nous sommes appelés à vivre la contemplation également au sein de l’action, et nous nous sanctifions dans l’exercice responsable et généreux de notre propre mission.
27. L’Esprit Saint peut-il nous inciter à accomplir une mission et en même temps nous demander de la fuir, ou d’éviter de nous engager totalement pour préserver la paix intérieure ? Cependant, nous sommes parfois tentés de reléguer au second plan le dévouement pastoral ou l’engagement dans le monde, comme si c’étaient des ‘‘distractions’’ sur le chemin de la sanctification et de la paix intérieure. On oublie que « la vie n’a pas une mission, mais qu’elle est mission ».[27]
28. Une tâche accomplie sous l’impulsion de l’anxiété, de l’orgueil, du besoin de paraître et de dominer, ne sera sûrement pas sanctifiante. Le défi, c’est de vivre son propre engagement de façon à ce que les efforts aient un sens évangélique et nous identifient toujours davantage avec Jésus-Christ. C’est pourquoi on a coutume de parler, par exemple, d’une spiritualité du catéchiste, d’une spiritualité du clergé diocésain, d’une spiritualité du travail. C’est pour la même raison que, dans Evangelii gaudium, j’ai voulu conclure par une spiritualité de la mission, dans Laudato si’, par une spiritualité écologique et, dans Amoris laetitia, par une spiritualité de la vie familiale.
29. Cela n’implique pas de déprécier les moments de quiétude, de solitude et de silence devant Dieu. Bien au contraire ! Car les nouveautés constantes des moyens technologiques, l’attraction des voyages, les innombrables offres de consommation, ne laissent pas parfois d’espaces libres où la voix de Dieu puisse résonner. Tout se remplit de paroles, de jouissances épidermiques et de bruit à une vitesse toujours croissante. Il n’y règne pas la joie mais plutôt l’insatisfaction de celui qui ne sait pas pourquoi il vit. Comment donc ne pas reconnaître que nous avons besoin d’arrêter cette course fébrile pour retrouver un espace personnel, parfois douloureux mais toujours fécond, où s’établit le dialogue sincère avec Dieu ? À un certain moment, nous devrons regarder en face notre propre vérité, pour la laisser envahir par le Seigneur, et on n’y parvient pas toujours si « on ne se sent pas au bord de l’abîme de la tentation la plus étouffante, si on ne sent pas le vertige du précipice de l’abandon le plus désespéré, si on ne se trouve pas absolument seul, au faîte de la solitude la plus radicale ».[28]C’est ainsi que nous trouvons les grandes motivations qui nous incitent à vivre à fond les devoirs personnels.
30. Les mêmes moyens de distraction qui envahissent la vie actuelle nous conduisent aussi à absolutiser le temps libre au cours duquel nous pouvons utiliser sans limites ces dispositifs qui nous offrent du divertissement ou des plaisirs éphémères.[29]Par voie de conséquence, c’est la mission elle-même qui s’en ressent, c’est l’engagement qui s’affaiblit, c’est le service généreux et disponible qui commence à en pâtir. Cela dénature l’expérience spirituelle. Une ferveur spirituelle peut-elle cohabiter avec une lassitude dans l’œuvre d’évangélisation ou dans le service des autres ?
31. Il nous faut un esprit de sainteté qui imprègne aussi bien la solitude que le service, aussi bien l’intimité que l’œuvre d’évangélisation, en sorte que chaque instant soit l’expression d’un amour dévoué sous le regard du Seigneur. Ainsi, tous les moments seront des marches sur notre chemin de sanctification.
Plus vivants, plus frères
32. N’aie pas peur de la sainteté. Elle ne t’enlèvera pas les forces, ni la vie ni la joie. C’est tout le contraire, car tu arriveras à être ce que le Père a pensé quand il t’a créé et tu seras fidèle à ton propre être. Dépendre de lui nous libère des esclavages et nous conduit à reconnaître notre propre dignité. Cela se reflète en sainte Joséphine Bakhita qui « enlevée et vendue en esclavage à l’âge de 7 ans, […] endura de nombreuses souffrances entre les mains de maîtres cruels. Mais elle comprit que la vérité profonde est que Dieu, et non pas l’homme, est le véritable Maître de chaque être humain, de toute vie humaine. L’expérience devint une source de profonde sagesse pour cette humble fille d’Afrique ».[30]
33. Dans la mesure où il se sanctifie, chaque chrétien devient plus fécond pour le monde. Les évêques de l’Afrique occidentale nous ont enseigné : « Nous sommes appelés dans l’esprit de la Nouvelle Évangélisation à nous laisser évangéliser et à évangéliser à travers les responsabilités confiées à tous les baptisés. Nous devons jouer notre rôle en tant que sel de la terre et lumière du monde où que nous nous trouvions ».[31]
34. N’aie pas peur de viser plus haut, de te laisser aimer et libérer par Dieu. N’aie pas peur de te laisser guider par l’Esprit Saint. La sainteté ne te rend pas moins humain, car c’est la rencontre de ta faiblesse avec la force de la grâce. Au fond, comme disait Léon Bloy, dans la vie « il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints ».[32]
Deuxième chapitre
DEUX ENNEMIS SUBTILS DE LA SAINTETÉ
35. Dans ce cadre, je voudrais attirer l’attention sur deux falsifications de la sainteté qui pourraient nous faire dévier du chemin : le gnosticisme et le pélagianisme. Ce sont deux hérésies apparues au cours des premiers siècles du christianisme mais qui sont encore d’une préoccupante actualité. Même aujourd’hui les cœurs de nombreux chrétiens, peut-être sans qu’ils s’en rendent compte, se laissent séduire par ces propositions trompeuses. En elles s’exprime un immanentisme anthropocentrique déguisé en vérité catholique.[33] Voyons ces deux formes de sécurité, doctrinale ou disciplinaire, qui donnent lieu à « un élitisme narcissique et autoritaire, où, au lieu d’évangéliser, on analyse et classifie les autres, et, au lieu de faciliter l’accès à la grâce, les énergies s’usent dans le contrôle. Dans les deux cas, ni Jésus-Christ ni les autres n’intéressent vraiment ».[34]
Le gnosticisme actuel
36. Le gnosticisme suppose « une foi renfermée dans le subjectivisme, où seule compte une expérience déterminée ou une série de raisonnements et de connaissances que l’on considère comme pouvant réconforter et éclairer, mais où le sujet reste en définitive fermé dans l’immanence de sa propre raison ou de ses sentiments ».[35]
Un esprit sans Dieu et sans chair
37. Grâce à Dieu, tout au long de l’histoire de l’Église, il a toujours été très clair que la perfection des personnes se mesure par leur degré de charité et non par la quantité des données et des connaissances qu’elles accumulent. Les ‘‘gnostiques’’ font une confusion sur ce point et jugent les autres par leur capacité à comprendre la profondeur de certaines doctrines. Ils conçoivent un esprit sans incarnation, incapable de toucher la chair souffrante du Christ dans les autres, corseté dans une encyclopédie d’abstractions. En désincarnant le mystère, ils préfèrent finalement « un Dieu sans Christ, un Christ sans Église, une Église sans peuple »[36].
38. En définitive, il s’agit d’une superficialité vaniteuse : beaucoup de mouvement à la surface de l’esprit, mais la profondeur de la pensée ne se meut ni ne s’émeut. Cette superficialité arrive cependant à subjuguer certains par une fascination trompeuse, car l’équilibre gnostique réside dans la forme et semble aseptisé ; et il peut prendre l’aspect d’une certaine harmonie ou d’un ordre qui englobent tout.
39. Mais attention ! Je ne fais pas référence aux rationalistes ennemis de la foi chrétienne. Cela peut se produire dans l’Église, tant chez les laïcs des paroisses que chez ceux qui enseignent la philosophie ou la théologie dans les centres de formation. Car c’est aussi le propre des gnostiques de croire que, par leurs explications, ils peuvent rendre parfaitement compréhensibles toute la foi et tout l’Evangile. Ils absolutisent leurs propres théories et obligent les autres à se soumettre aux raisonnements qu’ils utilisent. Une chose est un sain et humble usage de la raison pour réfléchir sur l’enseignement théologique et moral de l’Evangile ; une autre est de prétendre réduire l’enseignement de Jésus à une logique froide et dure qui cherche à tout dominer.[37]
Une doctrine sans mystère
40. Le gnosticisme est l’une des pires idéologies puisqu’en même temps qu’il exalte indûment la connaissance ou une expérience déterminée, il considère que sa propre vision de la réalité représente la perfection. Ainsi, peut-être sans s’en rendre compte, cette idéologie se nourrit-elle elle-même et sombre-t-elle d’autant plus dans la cécité. Elle devient parfois particulièrement trompeuse quand elle se déguise en spiritualité désincarnée. Car le gnosticisme « de par sa nature même veut apprivoiser le mystère »,[38]tant le mystère de Dieu et de sa grâce que le mystère de la vie des autres.
41. Lorsque quelqu’un a réponse à toutes les questions, cela montre qu’il n’est pas sur un chemin sain, et il est possible qu’il soit un faux prophète utilisant la religion à son propre bénéfice, au service de ses élucubrations psychologiques et mentales. Dieu nous dépasse infiniment, il est toujours une surprise et ce n’est pas nous qui décidons dans quelle circonstance historique le rencontrer, puisqu’il ne dépend pas de nous de déterminer le temps, le lieu et la modalité de la rencontre. Celui qui veut que tout soit clair et certain prétend dominer la transcendance de Dieu.
42. On ne peut pas non plus prétendre définir là où Dieu ne se trouve pas, car il est présent mystérieusement dans la vie de toute personne, il est dans la vie de chacun comme il veut, et nous ne pouvons pas le nier par nos supposées certitudes. Même quand l’existence d’une personne a été un désastre, même quand nous la voyons détruite par les vices et les addictions, Dieu est dans sa vie. Si nous nous laissons guider par l’Esprit plus que par nos raisonnements, nous pouvons et nous devons chercher le Seigneur dans toute vie humaine. Cela fait partie du mystère que les mentalités gnostiques finissent par rejeter, parce qu’elles ne peuvent pas le contrôler.
Les limites de la raison
43. Nous ne parvenons à comprendre que très pauvrement la vérité que nous recevons du Seigneur. Plus difficilement encore nous parvenons à l’exprimer. Nous ne pouvons donc pas prétendre que notre manière de la comprendre nous autorise à exercer une supervision stricte sur la vie des autres. Je voudrais rappeler que dans l’Église cohabitent à bon droit diverses manières d’interpréter de nombreux aspects de la doctrine et de la vie chrétienne qui, dans leur variété, « aident à mieux expliquer le très riche trésor de la Parole ». En réalité « à ceux qui rêvent d’une doctrine monolithique défendue par tous sans nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite ».[39] Précisément, certains courants gnostiques ont déprécié la simplicité si concrète de l’Evangile et ont cherché à remplacer le Dieu trinitaire et incarné par une Unité supérieure où disparaissait la riche multiplicité de notre histoire.
44. En réalité, la doctrine, ou mieux, notre compréhension et expression de celle-ci, « n’est pas un système clos, privé de dynamiques capables d’engendrer des questions, des doutes, des interrogations », et « les questions de notre peuple, ses angoisses, ses combats, ses rêves, ses luttes, ses préoccupations, possèdent une valeur herméneutique que nous ne pouvons ignorer si nous voulons prendre au sérieux le principe de l’incarnation. Ses questions nous aident à nous interroger, ses interrogations nous interrogent ».[40]
45. Il se produit fréquemment une dangereuse confusion : croire que parce que nous savons quelque chose ou que nous pouvons l’expliquer selon une certaine logique, nous sommes déjà saints, parfaits, meilleurs que la « masse ignorante ». Saint Jean-Paul II mettait en garde ceux qui dans l’Église ont la chance d’une formation plus poussée contre la tentation de nourrir « un certain sentiment de supériorité par rapport aux autres fidèles ».[41] Mais en réalité, ce que nous croyons savoir devrait être toujours un motif pour mieux répondre à l’amour de Dieu, car « on apprend pour vivre : théologie et sainteté sont un binôme inséparable ».[42]
46. Quand saint François d’Assise a vu que certains de ses disciples enseignaient la doctrine, il a voulu éviter la tentation du gnosticisme. Il a donc écrit ceci à saint Antoine de Padoue : « Il me plaît que tu lises la théologie sacrée aux frères, pourvu que, dans l’étude de celle-ci, tu n’éteignes pas l’esprit de sainte oraison et de dévotion ».[43] Il percevait la tentation de transformer l’expérience chrétienne en un ensemble d’élucubrations mentales qui finissent par éloigner de la fraîcheur de l’Evangile. Saint Bonaventure, d’autre part, faisait remarquer que la vraie sagesse chrétienne ne doit pas être séparée de la miséricorde envers le prochain : « La plus grande sagesse qui puisse exister consiste à diffuser fructueusement ce qu’on a à offrir, ce qui a été précisément donné pour être offert […] C’est pourquoi tout comme la miséricorde est amie de la sagesse, l’avarice est son ennemi ».[44] « Il y a une activité qui, en s’unissant à la contemplation ne l’entrave pas, mais la favorise ainsi que les œuvres de miséricorde et de piété ».[45]
Le pélagianisme actuel
47. Le gnosticisme a donné lieu à une autre vieille hérésie qui est également présente aujourd’hui. A mesure que passait le temps, beaucoup ont commencé à reconnaître que ce n’est pas la connaissance qui nous rend meilleurs ni saints, mais la vie que nous menons. Le problème, c’est que cela a dégénéré subtilement, de sorte que l’erreur même des gnostiques s’est simplement transformée mais n’a pas été surmontée.
48. Car le pouvoir que les gnostiques attribuaient à l’intelligence, certains commencèrent à l’attribuer à la volonté humaine, à l’effort personnel. C’est ainsi que sont apparus les pélagiens et les semi-pélagiens. Ce n’était plus l’intelligence qui occupait la place du mystère et de la grâce, mais la volonté. On oubliait qu’« il n’est pas question de l’homme qui veut ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde » (Rm 9, 16) et que « lui nous a aimés le premier» (1Jn 4, 19).
Une volonté sans humilité
49. Ceux qui épousent cette mentalité pélagienne ou semi-pélagienne, bien qu’ils parlent de la grâce de Dieu dans des discours édulcorés, « en définitive font confiance uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres parce qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont inébranlablement fidèles à un certain style catholique ».[46] Quand certains d’entre eux s’adressent aux faibles en leur disant que tout est possible avec la grâce de Dieu, au fond ils font d’habitude passer l’idée que tout est possible par la volonté humaine, comme si celle-ci était quelque chose de pur, de parfait, de tout-puissant, auquel s’ajoute la grâce. On cherche à ignorer que ‘‘tous ne peuvent pas tout’’,[47] et qu’en cette vie les fragilités humaines ne sont pas complètement et définitivement guéries par la grâce.[48] De toute manière, comme l’enseignait saint Augustin, Dieu t’invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas ;[49] ou bien à dire humblement au Seigneur : « Donne ce que tu commandes et commande ce que tu veux ».[50]
50. Au fond, l’absence de la reconnaissance sincère, douloureuse et priante de nos limites est ce qui empêche la grâce de mieux agir en nous, puisqu’on ne lui laisse pas de place pour réaliser ce bien possible qui s’insère dans un cheminement sincère et réel de croissance.[51] La grâce, justement parce qu’elle suppose notre nature, ne fait pas de nous, d’un coup, des surhommes. Le prétendre serait placer trop de confiance en nous-mêmes. Dans ce cas, derrière l’orthodoxie, nos attitudes pourraient ne pas correspondre à ce que nous affirmons sur la nécessité de la grâce, et dans les faits nous finissons par compter peu sur elle. Car si nous ne percevons pas notre réalité concrète et limitée, nous ne pourrons pas voir non plus les pas réels et possibles que le Seigneur nous demande à chaque instant, après nous avoir rendus capables et nous avoir conquis par ses dons. La grâce agit historiquement et, d’ordinaire, elle nous prend et nous transforme de manière progressive.[52] C’est pourquoi si nous rejetons ce caractère historique et progressif, nous pouvons, de fait, arriver à la nier et à la bloquer, bien que nous l’exaltions par nos paroles.
51. Quand Dieu s’adresse à Abraham, il lui dit : « Je suis Dieu tout-puissant. Marche en ma présence et sois parfait » (Gn 17, 1). Pour que nous soyons parfaits comme il le désire, nous devons vivre humblement en sa présence, enveloppés de sa gloire ; il nous faut marcher en union avec lui en reconnaissant son amour constant dans nos vies. Il ne faut plus avoir peur de cette présence qui ne peut que nous faire du bien. Il est le Père qui nous a donné la vie et qui nous aime tant. Une fois que nous l’acceptons et que nous cessons de penser notre vie sans lui, l’angoisse de la solitude disparaît (cf. Ps 139, 7). Et si nous n’éloignons plus Dieu de nous et que nous vivons en sa présence, nous pourrons lui permettre d’examiner nos cœurs pour qu’il voie s’ils sont sur le bon chemin (cf. Ps 139, 23-24). Ainsi, nous connaîtrons la volonté du Seigneur, ce qui lui plaît et ce qui est parfait (cf. Rm 12, 1-2) et nous le laisserons nous modeler comme un potier (cf. Is 29, 16). Nous avons souvent dit que Dieu habite en nous, mais il est mieux de dire que nous habitons en lui, qu’il nous permet de vivre dans sa lumière et dans son amour. Il est notre temple : « La chose que je cherche, c’est d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie » (cf. Ps 27, 4). « Mieux vaut un jour dans tes parvis que mille à ma guise » (Ps 84, 11). C’est en lui que nous sommes sanctifiés.
Un enseignement de l’Église souvent oublié
52. L’Église catholique a maintes fois enseigné que nous ne sommes pas justifiés par nos œuvres ni par nos efforts mais par la grâce du Seigneur qui prend l’initiative. Les Pères de l’Église, même avant saint Augustin, exprimaient clairement cette conviction primordiale. Saint Jean Chrysostome disait que Dieu verse en nous la source même de tous les dons avant même que nous n’entrions dans le combat.[53] Saint Basile le Grand faisait remarquer que le fidèle se glorifie seulement en Dieu, car il sait qu’il « est dépourvu de vraie justice et ne [trouve] sa justice que dans la foi au Christ ».[54]
53. Le deuxième Synode d’Orange a enseigné avec grande autorité que nul homme peut exiger, mériter ou acheter le don de la grâce divine et que toute coopération avec elle est d’abord un don de la grâce elle-même : « Même notre volonté de purification est un effet de l’infusion et de l’opération du Saint Esprit en nous ».[55] Plus tard, même quand le Concile de Trente souligne l’importance de notre coopération pour la croissance spirituelle, il réaffirme cet enseignement dogmatique : on dit que nous sommes « justifiés gratuitement parce que rien de ce qui précède la justification, que ce soit la foi ou les œuvres, ne mérite cette grâce de la justification. En effet, si c’est une grâce, elle ne vient pas des œuvres ; autrement, la grâce n’est plus la grâce (Rm 11, 6)».[56]
54. Le Catéchisme de l’Église catholique aussi nous rappelle que le don de la grâce « surpasse les capacités de l’intelligence et les forces de la volonté humaine »,[57] et qu’« à l’égard de Dieu, il n’y a pas, au sens d’un droit strict, de mérite de la part de l’homme. Entre Lui et nous l’inégalité est sans mesure ».[58] Son amitié nous dépasse infiniment, nous ne pouvons pas l’acheter par nos œuvres et elle ne peut être qu’un don de son initiative d’amour. Cela nous invite à vivre dans une joyeuse gratitude pour ce don que nous ne mériterons jamais, puisque « quand [quelqu’un] possède déjà la grâce, il ne peut mériter cette grâce déjà reçue ».[59] Les saints évitent de mettre leur confiance dans leurs propres actions : « Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux ».[60]
55. C’est l’une des grandes convictions définitivement acquises par l’Église, et cela est si clairement exprimé dans la Parole de Dieu que c’est hors de toute discussion. Tout comme le commandement suprême de l’amour, cette vérité devrait marquer notre style de vie, parce qu’elle s’abreuve au cœur de l’Evangile et elle demande non seulement à être accueillie par notre esprit, mais aussi à être transformée en une joie contagieuse. Cependant nous ne pourrons pas célébrer avec gratitude le don gratuit de l’amitié avec le Seigneur si nous ne reconnaissons pas que même notre existence terrestre et nos capacités naturelles sont un don. Il nous faut « accepter joyeusement que notre être soit un don, et accepter même notre liberté comme une grâce. C’est ce qui est difficile aujourd’hui dans un monde qui croit avoir quelque chose par lui-même, fruit de sa propre originalité ou de sa liberté ».[61]
56. C’est seulement à partir du don de Dieu, librement accueilli et humblement reçu, que nous pouvons coopérer par nos efforts à nous laisser transformer de plus en plus.[62] Il faut d’abord appartenir à Dieu. Il s’agit de nous offrir à celui qui nous devance, de lui remettre nos capacités, notre engagement, notre lutte contre le mal et notre créativité, pour que son don gratuit grandisse et se développe en nous : « Je vous exhorte, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu » (Rm 12, 1). D’autre part, l’Église a toujours enseigné que seule la charité rend possible la croissance dans la vie de la grâce car « si je n’ai pas la charité, je ne suis rien » (1Co 13, 2).
Les nouveaux pélagiens
57. Il y a encore des chrétiens qui s’emploient à suivre un autre chemin : celui de la justification par leurs propres forces, celui de l’adoration de la volonté humaine et de ses propres capacités, ce qui se traduit par une autosatisfaction égocentrique et élitiste dépourvue de l’amour vrai. Cela se manifeste par de nombreuses attitudes apparemment différentes : l’obsession pour la loi, la fascination de pouvoir montrer des conquêtes sociales et politiques, l’ostentation dans le soin de la liturgie, de la doctrine et du prestige de l’Église, la vaine gloire liée à la gestion d’affaires pratiques, l’enthousiasme pour les dynamiques d’autonomie et de réalisation autoréférentielle. Certains chrétiens consacrent leurs énergies et leur temps à cela, au lieu de se laisser porter par l’Esprit sur le chemin de l’amour, de brûler du désir de communiquer la beauté et la joie de l’Evangile, et de chercher ceux qui sont perdus parmi ces immenses multitudes assoiffées du Christ.[63]
58. Souvent, contre l’impulsion de l’Esprit, la vie de l’Église se transforme en pièce de musée ou devient la propriété d’un petit nombre. Cela se produit quand certains groupes chrétiens accordent une importance excessive à l’accomplissement de normes, de coutumes ou de styles déterminés. De cette manière, on a l’habitude de réduire et de mettre l’Evangile dans un carcan en lui retirant sa simplicité captivante et sa saveur. C’est peut-être une forme subtile de pélagianisme, parce que cela semble soumettre la vie de la grâce à quelques structures humaines. Cela touche des groupes, des mouvements et des communautés, et c’est ce qui explique que, très souvent, ils commencent par une vie intense dans l’Esprit mais finissent fossilisés… ou corrompus.
59. Sans nous en rendre compte, en pensant que tout dépend de l’effort humain canalisé par des normes et des structures ecclésiales, nous compliquons l’Evangile et nous devenons esclaves d’un schéma qui laisse peu de place pour que la grâce agisse. Saint Thomas d’Aquin nous rappelait que les préceptes ajoutés à l’Evangile par l’Église doivent s’exiger avec modération « de peur que la vie des fidèles en devienne pénible » et qu’ainsi notre religion ne se transforme en « un fardeau asservissant ».[64]
Le résumé de la Loi
60. Pour éviter cela, il est bon de rappeler fréquemment qu’il y a une hiérarchie des vertus qui nous invite à rechercher l’essentiel. Le primat revient aux vertus théologales qui ont Dieu pour objet et cause. Et au centre se trouve la charité. Saint Paul affirme que ce qui compte vraiment, c’est la « la foi opérant par la charité » (Ga 5, 6). Nous sommes appelés à préserver plus soigneusement la charité : « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi […]. La charité est donc la loi dans sa plénitude » (Rm 13, 8.10). « Car une seule formule contient toute la Loi en sa plénitude : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” » (Ga 5, 14).
61. En d’autres termes : dans l’épaisse forêt de préceptes et de prescriptions, Jésus ouvre une brèche qui permet de distinguer deux visages : celui du Père et celui du frère. Il ne nous offre pas deux formules ou deux préceptes de plus. Il nous offre deux visages, ou mieux, un seul, celui de Dieu qui se reflète dans beaucoup d’autres. Car en chaque frère, spécialement le plus petit, fragile, sans défense et en celui qui est dans le besoin, se trouve présente l’image même de Dieu. En effet, avec cette humanité vulnérable considérée comme déchet, à la fin des temps, le Seigneur façonnera sa dernière œuvre d’art. Car « qu’est-ce qui reste, qu’est-ce qui a de la valeur dans la vie, quelles richesses ne s’évanouissent pas ? Sûrement deux : le Seigneur et le prochain. Ces deux richesses ne s’évanouissent pas ».[65]
62. Que le Seigneur délivre l’Église des nouvelles formes de gnosticisme et de pélagianisme qui l’affublent et l’entravent sur le chemin de la sainteté ! Ces déviations s’expriment de diverses manières, selon le tempérament et des caractéristiques propres à chacun. C’est pourquoi j’exhorte chacun à se demander et à discerner devant Dieu de quelle manière elles peuvent être en train de se manifester dans sa vie.
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