Le pape François a adressé une Lettre au cardinal Turkson et aux participants à la Conférence internationale « De Populorum Progressio à Laudato si’ », organisé par le Dicastère pour le service du développement humain intégral,au Vatican, dans la Nouvelle Salle du Synode, les 23-24 novembre 2017 (cf. ZENIT, 23 novembre 2017).
Première partie de la lettre du pape François :
Vénéré Frère, Monsieur le Cardinal Peter K.A. Turkson,
Préfet du Dicastère pour le Service du Développement humain intégral.
En ces jours, convoqués par le Dicastère pour le Service du Développement humain intégral, les représentants de différentes organisations syndicales et mouvements de travailleurs se sont réunis à Rome pour réfléchir et se confronter sur le thème : « De Populorum progressio à Laudato si’. Le travail et le mouvement des travailleurs au centre du développement humain intégral, durable et solidaire ». Je remercie Votre Éminence et vos collaborateurs et je vous adresse à tous mes salutations cordiales.
Le bienheureux Paul VI, dans son encyclique Populorum progressio, affirme que « le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être un authentique développement, il doit être intégral », c’est-à-dire promouvoir intégralement toute la personne et aussi toutes les personnes et les peuples
(1). Et à partir du moment où « la personne s’épanouit dans son travail »
(2), la doctrine sociale de l’Église a mis en relief, en différentes occasions que celle-ci n’est pas une question parmi d’autres, mais plutôt la « clé essentielle » de toute la question sociale
(3). En effet, le travail « conditionne le développement non seulement économique, mais aussi culturel et moral des personnes, de la famille et de la société »
(4).
En tant que base de l’épanouissement humain, le travail est une clé pour le développement spirituel. Selon la tradition chrétienne, il est davantage qu’un simple « faire » ; il est surtout une mission. Nous collaborons à l’œuvre créatrice de Dieu quand, par le biais de notre travail, nous cultivons et gardons la création (cf. Gn 2,15)
(5) ; nous participons, dans l’Esprit de Jésus, à sa mission rédemptrice, lorsque, par notre activité, nous apportons leur subsistance à nos familles et nous répondons aux besoins de notre prochain. Jésus, qui « consacré la majeure partie des années de sa vie sur terre au travail manuel, dans un atelier de menuisier »
(6) et consacra son ministère public à libérer les personnes des maladies, des souffrances et de la mort,
(7) nous invite à suivre ses pas à travers le travail. Ainsi, « chaque travailleur est la main du Christ qui continue à créer et à faire le bien »
(8 ).
Le travail, outre qu’il est essentiel pour l’épanouissement de la personne, est aussi une clé du développement social. « Travailler avec les autres et travailler pour les autres »
(9), et le fruit de cet agir offre « une occasion d’échanges, de relations et de rencontre »
(10). Tous les jours, des millions de personnes coopèrent au développement à travers leurs activités manuelles ou intellectuelles, dans les grandes villes ou dans des zones rurales, avec des fonctions sophistiquées ou simples. Toutes sont l’expression d’un amour concret pour la promotion du bien commun, d’un amour civil
(11).
Le travail ne peut être considéré comme une marchandise ni comme un simple instrument dans la chaîne de production de biens et de services
(12), mais, étant la base du développement, il a la priorité par rapport à tout autre facteur de production, y compris le capital
(13). D’où l’impératif éthique de « défendre les postes de travail »
(14), d’en créer de nouveaux en proportion de l’augmentation de la rentabilité économique
(15), tout comme il est nécessaire de garantir la dignité du travail lui-même
(16).
Cependant, comme le fit observer Paul VI, il ne faut pas exagérer la « mystique » du travail. La personne « n’est pas seulement travail » ; il y a d’autres nécessités humaines que nous devons cultiver et considérer, comme la famille, les amis et le repos
(17). Il est donc important de se rappeler que tout travail doit être au service de la personne et non la personne au service de dernier
(18), et cela implique que nous devons remettre en question les structures qui font du tort aux personnes, aux familles, aux sociétés et à notre mère la terre, ou qui les exploitent.
Quand le modèle de développement économique se base uniquement sur l’aspect matériel de la personne, ou quand il n’est au profit que de quelques-uns, ou quand il détruit l’environnement, provoque un cri, des pauvres comme de la terre, « exigeant de nous une autre direction «
(19). Pour être durable, cette direction doit mettre la personne et le travail au centre du développement, mais en intégrant la problématique du travail dans celle de l’environnement. Tout est interconnecté et nous devons répondre de manière intégrale
(20).
Une valable contribution à cette réponse intégrale, de la part des travailleurs, est de montrer au monde ce que vous connaissez bien : le lien entre les trois « T » : terre, toit et travail
(21). Nous ne voulons pas un système de développement économique qui augmente le nombre de personnes aux chômeurs, sans toit et sans terre. Les fruits de la terre et du travail sont pour tous
(22) et « doivent être partagés équitablement entre tous
(23). Ce thème acquiert une importance particulière en référence à la propriété de la terre, dans les zones rurales comme dans les villes, et aux normes juridiques qui garantissent l’accès à celle-ci
(24). Et à cet égard, le critère de justice par excellence est la destination universelle des biens, dont le « droit universel à leur usage » est « le premier principe de tout l’ordre éthico-social »
(25).
Il est pertinent de rappeler cela aujourd’hui, tandis que nous nous apprêtons à célébrer le 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, et aussi quand les droits économiques, sociaux et culturels doivent avoir une plus grande considération. Mais la promotion et la défense de tels droits ne peut se réaliser aux dépens de la terre et des générations futures. L’interdépendance entre le travail et l’environnement nous oblige à recentrer les genres d’occupation que nous voulons promouvoir à l’avenir et ceux qui doivent être remplacés ou resitués, comme peuvent l’être, par exemple, les activités de l’industrie de combustibles fossiles polluants. Un déplacement de l’industrie énergique actuelle vers une énergie renouvelable est incontournable pour protéger notre mère la terre.
Mais il est injuste que ce déplacement soit payé avec le travail et la maison des plus démunis. Autrement dit, le coût d’extraction de l’énergie de la terre, bien commun universel, ne peut retomber sur les travailleurs et leurs familles. Les syndicats et les mouvements qui connaissent la connexion entre travail, maison et terre ont à cet égard un grand apport à donner, et ils doivent le donner.
Une autre contribution importante des travailleurs pour le développement durable est celui de souligne une autre triple connexion, un second jeu de trois « T », cette fois entre le travail, le temps et la technologie. Pour ce qui est du temps, nous savons que « l’accélération continuelle des changements » et « l’intensification des rythmes de vie et de travail », que certains appellent « rapidaciòn », ne favorisent pas le développement durable ni sa qualité
(26). Nous savons aussi que la technologie, dont nous recevons tant d’avantages et tant d’opportunités, peut être un obstacle au développement durable quand elle est associée à un paradigme de pouvoir, domination et manipulation
(27).
Dans le contexte actuel, connu comme la quatrième révolution industrielle, caractérisé par cette « rapidation » et par une technologie numérique sophistiquée, par la robotique et par l’intelligence artificielle
(28), le monde a besoin de voix comme la vôtre. Ce sont les travailleurs qui, dans leur lutte pour une journée de travail juste, ont appris à affronter une mentalité utilitariste, de court terme et manipulatrice. Pour cette mentalité, peu importe si il y a une dégradation sociale et environnementale ; peu importe ce que l’on utilise et ce que l’on jette ; peu importe s’il existe le travail forcé d’enfants ou si l’on pollue le fleuve d’une ville. Seul importe le gain immédiat. Tout est justifié en fonction du dieu argent
(29). Étant donné que beaucoup d’entre vous ont contribué à lutter contre cette pathologie dans le passé, ils se trouvent aujourd’hui très bien positionnés pour la corriger à l’avenir. Je vous prie d’affronter cette thématique difficile et de nous montrer, selon votre mission prophétique et créative
(30) qu’une culture de la rencontre et du soin est possible. Aujourd’hui ce qui est en jeu, ce n’est plus seulement la dignité de celui qui a du travail, mais la dignité du travail de tous, et de la maison de tous, notre mère la terre.
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[1] N. 14.
[2] Discours à la Confédération italienne des Syndicats des travailleurs (CISL), 28 juin 2017.
[3] Jean-Paul II, Lett. enc. Laborem exercens (1981), 3.
[4] Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la Doctrine sociale de l’Église (2005), n. 269.
[5] Cf. Conc. Oecum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, 34 ; Jean-Paul II, Lett. enc. Laborem exercens (1981), 25.
[6] Lett. enc. Laborem exercens, 6.
[7] Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 261.
[8] Ambroise, De obitu Valentiniani consolatio, 62, cit. in Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 265.
[9] Jean-Paul II, Lett. enc. Centesimus Annus (1991), 31.
[10] Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 273; cfr Lett. enc. Laudato si’, 125.
[11] Cf. Discours à la Confédération italienne des Syndicats des travailleurs (CISL); Lett. enc. Laudato si’, 231.
[12] Cf. Jean-Paul II, Lett. enc. Laborem exercens, 7.
[13] Cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 276.
[14] Exhort. ap. Evangelii gaudium, 203.
[15] Cf. ibid., 204.
[16] Cf. ibid., 205.
[17] Cf. Discours à la Confédération italienne des Syndicats des travailleurs (CISL).
[18] Cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 272.
[19] Lett. enc. Laudato si’, 53.
[20] Cf. ibid, 16, 91, 117, 138, 240.
[21] Cf. Discours aux participants à la rencontre mondiale des mouvements populaires, 5 novembre 2016.
[22] Cf. Lett. enc. Laudato si’, 93.
[23] Conc. Oecum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, 69.
[24] Cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 283.
[25] Lett. enc. Laudato si’, 93.
[26] Ibid., 18.
[27] Cf. ibid., 102-206.
[28] Cf. J. Manyika, «Technology, jobs, and the future of work». McKinsey Global Institute. Note informative préparée par le Forum mondial Fortune-Time, décembre 2016 (mise à jour en février 2017).
[29] Il s’agit d’un dangereux « relativisme pratique » : cf. Lett. enc. Laudato si’, 122.
[30] Cf. Discours à la Confédération italienne des Syndicats des Travailleurs (CISL).
C’est pourquoi, et comme je l’ai affirmé dans l’encyclique Laudato si’, nous avons besoin d’un dialogue sincère et profond pour redéfinir l’idée du travail et la route du développement (31). Mais nous ne pouvons pas être ingénus et penser que le dialogue se produira naturellement et sans conflits. Il faut des personnes qui travaillent sans cesse pour donner vie à des processus de dialogue à tous les niveaux : au niveau de l’entreprise, du syndicat, du mouvement ; au niveau du quartier, de la ville, régional, national et mondial. Dans ce dialogue sur le développement, toutes les voix et les visions sont nécessaires, mais surtout les voix moins écoutées, celles des périphéries. Je connais l’effort de tant de personnes pour faire émerger ces voix dans les sièges où se prennent des décisions sur le travail. Je vous demande d’assumer ce noble engagement.
L’expérience nous dit que, pour qu’un dialogue soit fructueux, il est nécessaire de partir de ce que nous avons en commun. Pour dialoguer sur le développement, il convient de se souvenir de ce qui nous est commun en tant qu’êtres humains : notre origine, notre appartenance et notre destination (32). Sur cette base, nous pourrons renouveler la solidarité universelle de tous les peuples (33), en incluant la solidarité avec les peuples de demain. En outre, nous pourrons trouver la manière de sortir d’une économie de marché et financière qui ne donne pas au travail la valeur qui lui revient, et l’orienter vers une autre dans laquelle l’activité humaine est le centre (34).
Les syndicats et les mouvements de travailleurs doivent, par vocation, être experts en solidarité. Mais pour contribuer au développement solidaire, je vous prie de vous garder de trois tentations. La première, celle de l’individualisme collectiviste, c’est-à-dire protéger seulement les intérêts de ceux que vous représentez, ignorant le reste des pauvres, marginaux et exclus du système. Il faut investir dans une solidarité qui aille au-delà des murailles de vos associations, qui protège les droits des travailleurs, mais surtout de ceux sont les droits ne sont même pas reconnus. Syndicat est un beau terme, qui dérive du grec dikein (faire justice) et syn (ensemble » (35). S’il vous plaît, faites justice ensemble, mais en solidarité avec tous les marginaux.
Ma seconde demande est de vous garder du cancer social de la corruption (36). De même qu’en certaines occasions « la politique est responsable de son propre discrédit à cause de la corruption » (37), ainsi la même chose se produit avec les syndicats. La corruption de ceux qui se disent « syndicalistes », qui se mettent d’accord avec les entrepreneurs et ne s’intéressent pas aux travailleurs, laissant des milliers de collègues sans travail, est terrible ; c’est une plaie qui mine les relations et détruit beaucoup de vies et de familles. Ne permettez pas que les intérêts illicites ruinent votre mission, si nécessaire dans le temps où nous vivons. Le monde et toute la création aspirent avec espérance à être libérés de la corruption (cf. Rm 8, 18-22). Soyez des facteurs de solidarité et d’espérance pour tous. Ne vous laissez pas corrompre !
La troisième demande est de ne pas oublier le rôle, que vous avez, d’éduquer les consciences à la solidarité, au respect et au soin. La conscience de la crise du travail et de l’écologie exige de se traduire en de nouveaux styles de vie et de politiques publiques. Pour donner vie à de tels styles de vie et à de telles lois, nous avons besoin que les institutions comme les vôtres cultivent les vertus sociales qui favorisent l’épanouissement d’une nouvelle solidarité mondiale qui nous permette de fuir l’individualisme et le consumérisme, et qui nous motivent à remettre en discussion les mythes d’un progrès matériel indéfini et d’un marché sans règles justes (38).
J’espère que ce Congrès produira une synergie en mesure de proposer des lignes concrètes d’action à partir du point de vue des travailleurs, des voies qui nous conduisent à un développement humain, intégral, durable et solidaire.
Je vous remercie à nouveau, Monsieur le Cardinal, ainsi que les personnes qui ont participé et offert leur contribution, et j’envoie ma bénédiction à chacun.
[30] Cf. Discours à la Confédération italienne des Syndicats des Travailleurs (CISL).
[31] Cf. nn. 3 e 14.
[32] Cf. Lett. enc. Laudato si’, 202.
[33] Cf. ibid., 14, 58, 159, 172, 227.
[34] Cf. Discours à la Confédération italienne des Syndicats des Travailleurs (CISL).
[35] Cf. ibid.
[36] Cf. Exhort. ap. Evangelii gaudium, 60.
[37] Lett. enc. Laudato si’, 197.
[38] Ibid., 209-215.