Ce jeudi midi, le Pape François a poursuivi sa série de méditations en sur la miséricorde, en se rendant à la basilique Sainte-Marie-Majeure, où il a, comme il le fait régulièrement, déposé un bouquet au pied de l’icône de la Vierge "Salus Populi Romani".
Pour cette deuxième méditation, après l'enseignement présenté deux heures plus tôt à Saint-Jean-de-Latran, le Pape s’est appuyé cette fois sur le péché comme un «réceptacle» de la Miséricorde, en insistant sur le fait que même si ce réceptacle est souvent percé, «Dieu ne se lasse pas de pardonner, même s’il voit que sa grâce semble ne pas parvenir à s’enraciner fortement dans la terre de notre cœur, qui est un chemin dur, encombré de mauvaises herbes et pierreux. Il revient semer sa miséricorde et son pardon.»
Traduction complète de cette Deuxième méditation : le réceptacle de la Miséricorde
Après avoir prié sur cette “dignité honteuse” et la “honte pleine de dignité” qui est le fruit de la Miséricorde, nous poursuivons dans cette médiation sur le réceptacle de la Miséricorde. C’est simple. Je pourrais prononcer une phrase et m’en aller. Ce serait celle-ci : le réceptacle de la Miséricorde est notre péché. C’est si simple. Mais il arrive souvent que notre péché soit comme une passoire, comme une cruche percée, ce qui fait que la grâce s’en échappe en peu de temps : «Oui, mon peuple a commis deux méfaits : ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive, et ils se sont creusé des citernes, des citernes fissurées qui ne retiennent pas l’eau» (Jr 2, 13). D’où la nécessité que le Seigneur explique à Pierre de ‘‘pardonner soixante-dix- fois sept fois’’. Dieu ne se lasse pas de pardonner. Nous sommes ceux qui se lassent de demander pardon. Dieu ne se lasse pas de pardonner, même s’il voit que sa grâce semble ne pas parvenir à s’enraciner fortement dans la terre de notre cœur, qui est un chemin dur, encombré de mauvaises herbes et pierreux. C’est simplement parce que Dieu n’est pas pélagien qu’il ne se lasse pas de pardonner. Il revient semer sa miséricorde et son pardon… Il revient, et revient et revient encore, soixante-dix- fois sept fois.
Des cœurs re-créés
Cependant, nous pouvons faire un pas de plus dans cette miséricorde de Dieu qui es toujours ‘‘plus grande que notre conscience’’ du péché. Non seulement le Seigneur ne se lasse pas de nous pardonner mais aussi il renouvelle l’outre dans laquelle nous recevons le pardon. Il utilise une outre neuve pour le vin nouveau de sa miséricorde pour que ce ne soit pas un vêtement rapiécé ou une vieille outre. Et cette outre, c’est sa miséricorde même : sa miséricorde telle qu’elle est expérimentée en nous-mêmes et telle que nous la mettons en pratique en aidant les autres. Le cœur qui a bénéficié de miséricorde n’est pas un cœur rapiécé mais un cœur nouveau, re-créé. Celui dont David dit : «Crée en moi un cœur pur, renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit» (Ps 50, 12). Ce cœur nouveau, re-créé, est un bon récipient. La liturgie exprime l’âme de l’Église lorsqu’elle nous fait dire cette merveilleuse prière : «Seigneur notre Dieu, toi qui as fait merveille en créant l’homme et plus grande merveille encore en le sauvant» (Prière de la veillée pascale, après la Première Lecture). Par conséquent, cette seconde création est plus merveilleuse que la première. C’est un cœur qui se sait recréé grâce à la fusion de sa misère avec le pardon de Dieu et donc c’est un cœur qui a reçu la miséricorde et fait miséricorde. C’est ainsi : il expérimente les bénéfices de la grâce sur sa blessure et sur son péché, il sent comment la miséricorde pacifie sa faute, inonde avec amour sa sécheresse, rallume son espérance. Voilà pourquoi, lorsqu’en même temps et avec la même grâce, celui-là pardonne à qui a une dette envers lui et a compassion de ceux qui sont également pécheurs, cette miséricorde s’enracine dans une bonne terre, d’où l’eau ne s’échappe pas mais donne vie. Dans l’exercice de cette miséricorde qui répare le mal d’autrui, personne n’est mieux placé pour aider à le soigner que celui qui maintient vive l’expérience d’avoir été objet miséricorde pour ce même mal. Regarde-toi, toi-même ; rappelle-toi ton histoire, raconte-la et tu y trouveras tant de miséricorde. Nous voyons que, parmi ceux qui travaillent à combattre la toxicodépendance, ceux qui se sont libérés sont généralement ceux qui comprennent mieux, qui aident et savent exiger des autres. Et le meilleur confesseur est d’ordinaire celui qui se confesse le mieux. Et nous pouvons nous faire cette demande : Et moi, comment je me confesse ? Presque tous les grands saints ont été de grands pécheurs ou, comme la petite sainte Thérèse, ils étaient conscients que ne pas l’avoir été était une pure grâce prévenante.
Ainsi, le vrai récipient de la miséricorde est la miséricorde même que chacun a reçue et qui lui a recréé le cœur, voilà l’‘‘outre neuve’’ dont parle Jésus (cf. Lc 5, 37), la ‘‘source régénérée’’.
Nous nous situons ainsi dans le domaine du mystère du Fils, de Jésus, qui est la miséricorde du Père faite chair. L’image définitive du réceptacle de la miséricorde, nous la trouvons dans les plaies du Seigneur ressuscité, image de l’empreinte du péché restauré par Dieu, qui ne s’efface pas totalement ni ne suppure : c’est une cicatrice, non une blessure purulente. Les plaies du Seigneur. Saint Bernard a deux sermons très beaux sur les plaies du Seigneurs. Là, dans les plaies du Seigneur, nous trouvons la miséricorde. Il est courageux. Il dit : "tu te sens perdu ? Tu te sens mal ? Entre ici, dans les viscères du Seigneur et là, tu trouveras la miséricorde." C’est dans cette ‘‘sensibilité’’ propre aux cicatrices, qui nous rappellent la blessure sans forte douleur et la guérison sans que nous n’oubliions la fragilité, que réside la miséricorde divine : dans nos cicatrices. Les plaies du Seigneur, qui restent jusqu’à aujourd’hui, il les a portés avec lui : le corps très beaux, les bleus ne sont plus, mais les plaies, il a tenu à les prendre avec lui. Ainsi que nous cicatrices. Cela nous arrive à tous, quand nous allons chez le médecin et que nous avons des cicatrices, le médecin nous demande à quelles interventions elles sont dues. Regardons les cicatrices de l’âme : cette intervention que Tu as faite, avec Ta miséricorde, que Tu as guérie… Dans la sensibilité du Christ ressuscité qui conserve ses plaies, - non seulement aux pieds et aux mains, mais aussi dans son cœur qui est un cœur blessé - nous trouvons le juste sens du péché et de la grâce. En contemplant le cœur blessé du Seigneur, nous nous voyons en lui comme dans un miroir. Notre cœur et le sien se ressemblent en ceci que les deux sont blessés et ressuscités. Mais nous savons que son amour était un amour pur et qu’il a été blessé parce qu’il a accepté d’être vulnérable ; notre cœur, en revanche, était pure plaie, qui a été guérie parce qu’elle a accepté d’être aimée. Avec cette acceptation se forme le réceptacle de la Miséricorde.
Nos saints ont reçu la miséricorde
Cela peut nous faire du bien de contempler d’autres qui se sont laissés recréer le cœur par la miséricorde et d’observer dans quel ‘‘réceptacle’’ ils l’ont reçue.
Paul la reçoit dans le réceptacle dur et inflexible de son jugement forgé par la Loi. Sa dureté de jugement le poussait à être un persécuteur. La miséricorde le transforme de telle manière que, tout en devenant quelqu’un qui cherche les plus éloignés, qui cherche les gens de mentalité païenne, en même temps il est plus compréhensif et miséricordieux envers ceux qui étaient comme lui, il avait été. Paul voulait être considéré anathème afin de sauver les siens. Son jugement se consolide ‘‘en ne se jugeant même pas lui-même’’, mais en se laissant justifier par un Dieu qui est plus grand que sa conscience, en recourant à Jésus Christ qui est un avocat fidèle de l’amour duquel rien ni personne peut le séparer. La radicalité des jugements de Paul sur la miséricorde inconditionnelle de Dieu, qui surmonte la blessure de fond, celle qui fait que nous avons deux lois (celle de la chair et celle de l’Esprit), est telle parce qu’elle est le récipient d’un esprit sensible au caractère absolu de la vérité, esprit blessé là même où la Loi et la Lumière deviennent un piège. La fameuse ‘‘épine’’ que le Seigneur ne lui enlève pas est le réceptacle dans lequel Paul reçoit la miséricorde du Seigneur (cf. 2 Co 12, 7).
Pierre reçoit la miséricorde dans sa présomption d’homme de bon sens. Il était doté du bon sens robuste et expérimenté d’un pêcheur, qui sait par expérience quand on peut pêcher ou non. C’est le bon sens de celui qui, lorsqu’il s’enthousiasme en marchant sur les eaux et en obtenant une pêche miraculeuse et qu’il commet un excès en se regardant lui-même, sait demander de l’aide au seul qui peut le sauver. Ce Pierre a été guéri de la plus profonde blessure qu’il puisse y avoir, celle de renier un ami. Peut-être le reproche de Paul, lorsqu’il lui jette à la figure sa duplicité, a-t-il un lien avec cela. Il semblerait que Paul sentait qu’il avait été lui-même le pire [des hommes] ‘‘avant’’ de connaître le Christ ; mais Pierre, après l’avoir connu, l’avait renié… Cependant, en avoir été guéri a transformé Pierre en un Pasteur miséricordieux, en une pierre solide sur laquelle on peut toujours édifier, parce qu’il s’agit d’une pierre fragile qui a été assainie, non une pierre qui dans sa robustesse conduit le plus faible à trébucher. Pierre est le disciple que le Seigneur reprend le plus dans l’Évangile. C’est lui qui se prend le plus ‘’de coups de bâton’’ ! Il le corrige constamment, jusqu’au dernier moment : «Que t’importe ? Toi, suis-moi» (Jn 21, 22). La tradition dit qu’il lui est apparu de nouveau lorsque Pierre fuyait de Rome. Le signe de Pierre crucifié la tête en bas est peut-être le plus éloquent de ce réceptacle à la tête dure qui, pour être miséricordieuse, se met vers le bas y compris en rendant le témoignage suprême d’amour à son Seigneur. Pierre ne veut pas finir sa vie en disant ‘‘Moi, j’ai déjà appris la leçon’’, mais en disant : ‘‘Comme ma tête n’apprendra jamais, je la mets vers le bas’’. Au-dessus de tout, les pieds que le Seigneur a lavés. Ces pieds sont pour Pierre le réceptacle grâce auquel il reçoit la miséricorde de son Ami et Seigneur.
Jean sera guéri dans sa prétention de vouloir réparer le mal par le feu et finira par être celui qui écrit ‘‘mes petits enfants’’, et il semblerait qu’il soit l’un de ces grands-parents pleins de bonté qui ne parlent que d’amour, lui, qui était «le fils du tonnerre» (Mc 3, 17).
Augustin a été guéri de sa nostalgie d’être arrivé tard au rendez-vous : cela le faisait tant souffrir, et dans cette nostalgie, il a été guéri. «Je t’ai aimé tard», et il trouvera sa manière créative de remplir d’amour le temps perdu en écrivant ses Confessions.
François est de plus en plus miséricordieux, à bien des moments de sa vie. Peut-être le réceptacle définitif, qui s’est transformé en plaies réelles, plus que de donner un baiser au lépreux, de se dépouiller grâce à dame pauvreté et de sentir toute créature comme sœur, aura-t-il été de devoir protéger dans un silence miséricordieux l’Ordre qui avait été fondé. Ici se trouve la grande héroïcité de François : l’obligation de protéger dans un silence miséricordieux l’Ordre qu’il avait fondé. Cela est son grand réceptacle de Miséricorde. François voit comment ses frères se divisent en prenant comme bannière la même pauvreté. Le démon nous amène à nous quereller entre nous en défendant les plus saintes choses, mais ‘‘avec un mauvais esprit’’.
Ignace a été guéri de sa vanité, et si ceci avait été le réceptacle, nous pouvons entrevoir combien était grand ce désir de gloriole, qui a été recréé dans une telle recherche de la plus grande gloire de Dieu.
Dans le Journal d’un curé de campagne, Bernanos nous relate la vie du curé d’un village, en s’inspirant de la vie du Saint Curé d’Ars. Il y a deux paragraphes très beaux qui racontent les pensées intérieures du curé aux derniers moments de sa soudaine maladie : «Au cours des dernières semaines….que Dieu me laissera, aussi longtemps que je pourrai garder la charge d’une paroisse, j’essaierai, comme jadis, d’agir avec prudence. Mais enfin j’aurai moins souci de l’avenir, je travaillerai pour le présent. Cette sorte de travail me semble à ma mesure… Car je n’ai de réussite qu’aux petites choses, et si souvent éprouvé par l’inquiétude, je dois reconnaître que je triomphe dans les petites joies». Un récipient de la miséricorde, tout petit, a un lien avec les petites joies de notre vie pastorale, là où nous pouvons recevoir et exercer la miséricorde infinie du Père dans de petits gestes. Les petits gestes des prêtres.
L’autre paragraphe dit : «C’est fini. L’espèce de méfiance que j’avais de moi, de ma personne, vient de se dissiper, je crois, pour toujours. Cette lutte a pris fin. Je ne la comprends plus. Je suis réconcilié avec moi-même, avec cette pauvre dépouille. Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ.» Voilà le récipient : «S’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ». C’est un récipient commun, comme une vieille jarre que nous pouvons emprunter auprès des plus pauvres.
Le Père Brochero - il est de ma Patrie ! - le bienheureux argentin, qui sera bientôt canonisé, «a laissé la miséricorde de Dieu travailler son cœur». Son réceptacle a fini par être son propre corps de lépreux. Lui, qui rêvait de mourir en galopant, en passant à gué quelque fleuve de montagne pour aller donner l’onction à un malade. L’une de ses dernières paroles a été : «Il n’y a pas de gloire définitive dans cette vie». Cela nous fait réfléchir… «Il n’y a pas de gloire définitive dans cette vie" ; "je suis très satisfait de ce qu’il m’a fait concernant la vue, et je le remercie beaucoup de cela.» La lèpre l’avait rendu aveugle. «Quand je pouvais servir l’humanité, il a conservé sains et robustes mes sens. Aujourd’hui, où je ne le peux plus, il a rendu inutilisable l’un des sens de mon corps. Dans ce monde, il n’y a pas de gloire définitive, et nous sommes pleins de misères.» Nos affaires demeurent souvent à mi-chemin et, pour cela, sortir de soi est toujours une grâce. On nous concède d’‘‘abandonner les choses’’ pour que le Seigneur les bénisse et les perfectionne. Nous ne devons pas trop nous préoccuper. Cela nous permet de nous ouvrir aux peines et aux joies de nos frères. C’était le Cardinal Van Thuam qui disait qu’en prison le Seigneur lui avait enseigné à distinguer entre ‘‘choses de Dieu’’, auxquelles il avait consacré sa vie en liberté en tant que prêtre et évêque, et Dieu lui-même, auquel il se consacrait en étant en prison. (cf. Van Thuam, Cinque pani e due pesci, San Paolo 1997). Et ainsi nous pourrions continuer avec tous les saints, en cherchant comment était le réceptacle de leur miséricorde.
Mais maintenant passons à la Madone, nous sommes dans sa maison !
Marie, vase et source de miséricorde
Gravissant l’échelle des saints, à la recherche de vases de miséricorde, nous arrivons à Notre Dame. Elle est le vase simple et parfait, pour recevoir et distribuer la miséricorde. Son ‘‘oui’’ libre à la grâce est l’image opposée au péché qui a conduit le fils prodigue au néant. Elle porte en elle-même une miséricorde qui est à la fois vraiment sienne, vraiment propre à notre âme et vraiment ecclésiale. Comme elle le dit dans le Magnificat : elle se sait regardée avec bonté dans sa petitesse et elle sait voir comment la miséricorde de Dieu atteint toutes les générations. Elle sait voir les œuvres que cette miséricorde déploie et elle se sent ‘‘accueillie’’, avec tout Israël, par cette miséricorde. Elle garde la mémoire et la promesse de la miséricorde infinie de Dieu pour son peuple. Son Magnificat est le Magnificat d’un cœur entier, qui n’est pas blessé, qui regarde l’histoire et chaque personne avec sa miséricorde maternelle.
En ce moment passé seul avec Marie, moment que m’a offert le peuple mexicain, en regardant Notre Dame, la Vierge de Guadalupe, et en me laissant regarder par elle, je l’ai priée pour vous, chers prêtres, pour que vous soyez de bons prêtres. Je l’ai dit tant de fois. Et dans le discours aux évêques je leur ai dit que j’avais longuement réfléchi sur le mystère du regard de Marie, sur sa tendresse et sa douceur qui nous donnent du courage pour laisser Dieu nous faire miséricorde. Je voudrais maintenant vous rappeler quelques ‘‘manières’’ de regarder propres à Notre Dame, de regarder en particulier ses prêtres, parce qu’à travers nous, elle veut regarder son peuple.
Marie nous regarde de telle manière que l’on se sent accueilli en son sein. Elle nous enseigne que «l’unique force capable de conquérir le cœur des hommes est la tendresse de Dieu. Ce qui enchante et attire, ce qui fait fléchir et vainc, ce qui ouvre et déchaîne, ce n’est pas la force des instruments ou la dureté de la loi, mais la faiblesse toute-puissante de l’amour divin, qui est la force irrésistible de sa douceur et la promesse irréversible de sa miséricorde» (Discours aux Évêques du Mexique, 13 février 2016). Ce que vos gens cherchent dans les yeux de Marie c’est «un sein à travers lequel les hommes, toujours orphelins et déshérités, sont à la recherche d’un abri, d’un foyer» (ibid). Et cela est lié à sa façon de regarder : l’espace que ses yeux ouvrent est celui d’un sein, non celui d’un tribunal ni d’un cabinet ‘‘professionnel’’. Si parfois vous remarquez que votre regard s’est endurci - en raison de votre travail, de votre fatigue… cela arrive à tous -, que lorsque vous voyez les gens, vous êtes irrités ou que vous ne sentez rien, arrêtez-vous, regardez-la de nouveau, regardez-la avec les yeux des plus petits de vos gens, qui mendient un sein, et elle purifiera votre vue de toutes les ‘‘cataractes’’ qui empêchent de voir le Christ dans les âmes, elle vous guérira de toutes les myopies qui obscurcissent les besoins des gens, qui sont ceux du Seigneur incarné, et il vous guérira de toutes les presbyties qui ne voient pas les détails, la note écrite ‘‘en petit caractère’’, où se jouent les réalités importantes de la vie de l’Église et de la famille. Le regard de la Madone guérit.
Une autre ‘‘manière de regarder de Marie’’ a rapport au tissu : Marie regarde ‘‘en tissant’’, en voyant comment elle peut utiliser au mieux toutes les choses que vos gens lui apportent. Je disais aux évêques mexicains que «dans le manteau de l’âme mexicaine, Dieu a tissé, avec le fil des empreintes métisses de son peuple, le visage de sa manifestation dans la Morenita» (ibid). Un Maître spirituel enseigne que ce que l’on dit de Marie de façon spéciale, on le dit de l’Église de manière universelle et de chaque âme spécifiquement (cf. Isaac de l’Étoile, Serm. 51 : PL 194, 1863). En voyant comment Dieu a tissé le visage et la figure de la Guadalupana sur la tilma de Juan Diego, nous pouvons prier en contemplant la manière dont il tisse notre âme et la vie de l’Église. On dit qu’on ne peut pas voir comment est ‘‘peinte’’ l’image. C’est comme si elle était imprimée. J’aime à penser que le miracle n’a pas été seulement ‘‘d’imprimer ou de peindre l’image avec un pinceau’’ mais que ‘‘le manteau tout entier a été recréé’’, transfiguré de la tête aux pieds, et chaque fil – ces manteaux que les femmes apprennent à tisser dès le bas âge, et pour les vêtements plus raffinés elles utilisent les fibres du cœur de l’agave (la plante dont on tire les fils) –, chaque fil à sa place est transfiguré, épousant les détails qui brillent chacun à sa place, et, entrecroisés avec les autres, transfigurés de la même manière, font apparaître le visage de Notre Dame, toute sa personne et ce qui l’entoure.
La miséricorde fait de même avec nous, elle ne nous ‘‘peint’’ pas, de l’extérieur, une face de bonne personne, elle ne nous fait pas le photoshop, mais avec les fils mêmes de nos ‘‘misères’’ et de nos péchés, entrecroisés par l’amour du Père, elle nous tisse de telle manière que notre âme se renouvelle en retrouvant sa vraie image, celle de Jésus. Soyez donc des prêtres «capables d’imiter cette liberté de Dieu en choisissant ce qui est humble pour rendre visible la majesté de son visage, et de faire vôtre cette patience divine en tissant, avec le fil fin de l’humanité que vous trouvez, cet homme nouveau que votre pays attend. Ne vous laissez pas guider par le vain désir de changer le peuple – C’est une de nos tentations : ‘’je demanderais à l’évêque de me transférer’’- comme si l’amour de Dieu n’avait pas assez de force pour le changer» (Discours aux Évêques du Mexique, 13 février 2016).
La troisième manière dont Marie nous regarde, c’est celle de l’attention : Marie observe avec attention, elle se tourne et s’implique entièrement avec celui qui est devant elle, comme une mère toute attentive à son petit enfant qui lui raconte quelque chose. Même les mères, quand l’enfant est tout petit, imitent la voix de leur fils pour leur faire prononcer des paroles : elles se font petites. «Comme l’enseigne la belle tradition de Guadalupe, - et je continue à faire référence au Mexique -, la Morenita protège les regards de ceux qui la contemplent, reflète le visage de ceux qui la rencontrent. Il faut apprendre qu’il y a une quelque chose d’unique dans chacun de ceux qui, à la recherche de Dieu, nous regardent. Il nous revient de ne pas nous rendre imperméables à ces regards». Un prêtre qui se rend imperméable à ces regards est enfermé en lui-même. «Il nous revient de garder en nous chacun (de ces regards), de les conserver dans le cœur, de les sauvegarder. Seule une Église capable de sauvegarder le visage des hommes qui viennent frapper à sa porte est capable de leur parler de Dieu. Si tu n’es pas capable de protéger le visage des hommes qui frappent à ta porte, tu ne seras pas capable de leur parler de Dieu. Si nous ne déchiffrons pas leurs souffrances, si nous ne nous rendons pas compte de leurs besoins, nous ne pourrons rien leur offrir. La richesse que nous possédons coule seulement quand nous rencontrons la pauvreté de ceux qui mendient, et cette rencontre se réalise précisément dans notre cœur de pasteurs» (ibid). J’ai dit à vos évêques de vous prêter attention à vous leurs prêtres, de ne pas vous «laisser exposés à la solitude et à l’abandon, en proie à la mondanité qui dévore le cœur» (ibid). Le monde nous observe attentivement, mais pour nous « dévorer », pour nous transformer en consommateurs… Nous avons tous besoin d’être regardés avec attention, disons, avec un intérêt gratuit. «Soyez attentifs – disais-je aux évêques – et apprenez à lire [dans] leurs regards pour vous réjouir avec eux lorsqu’ils sentent la joie de raconter ce qu’ils « ont fait et enseigné » (Mc 6, 30), et également pour ne pas reculer lorsqu’ils se sentent un peu abattus et ne peuvent que pleurer parce qu’ils « ont renié le Seigneur » (Lc 22, 61-62), et aussi, pourquoi pas, pour les soutenir, en communion avec le Christ, quand l’un ou l’autre, déjà abattu, sortira avec Judas « dans la nuit » (Jn 13, 30). Que jamais, dans ces situations, ne manque votre paternité, en tant qu’Evêques, à vos prêtres. Encouragez la communion entre eux ; promouvez leurs dons ; intégrez-les dans les grandes causes, car le cœur de l’apôtre n’a pas été fait pour des choses petites».
Enfin, comment regarde Marie ? Marie regarde de manière ‘‘intégrale’’, unifiant tout, notre passé, le présent et l’avenir. Elle n’a pas un regard fragmenté : la miséricorde sait voir la totalité et saisit ce qui est le plus nécessaire. Comme Marie à Cana, qui est capable de ‘‘compatir’’ par avance à ce que provoquera le manque de vin à la fête des noces et qui demande à Jésus d’y porter remède sans que personne ne s’en rende compte, nous pouvons de même regarder notre vie sacerdotale tout entière comme ‘‘anticipée par la miséricorde’’ de Marie, qui, prévoyant nos manques, a pourvu à tout ce que nous avons. S’il y a un peu de ‘‘bon vin’’ dans notre vie, ce n’est pas par notre mérite, mais par sa ‘‘miséricorde anticipée’’, celle qu’elle chante déjà ainsi dans le Magnificat : le Seigneur ‘‘s’est penché sur son humble servante’’ et ‘‘s’est souvenu de sa (son alliance de) miséricorde’’, une miséricorde qui ‘‘s’étend d’âge en âge’’ sur les pauvres et les opprimés (cf. Lc 1, 46-55). La lecture que fait Marie est une lecture de l’histoire comme miséricorde.
Nous pouvons conclure en priant le Salve Regina, dont les invocations font écho à l’esprit du Magnificat. Elle est Mère de miséricorde, de vie, de douceur, et elle est notre espérance. Et lors que vous, prêtres, vous traversez des moments obscurs, laids, quand nous ne savez pas comment vous en sortir au plus profond de votre cœur, je ne dis pas seulement de regarder la Mère, cela vous devez le faire, mais laissez-vous regarder par Elle, en silence, même si vous vous endormez. Cela fera en sorte que, même lors des moments pénibles, peut-être parsemés d’erreurs que vous avez faites et qui vous ont conduites dans cet état, toute cette saleté devienne réceptacle de Miséricorde. Laissez-vous regarder par la Madone. Ses yeux miséricordieux sont ceux que nous considérons comme le meilleur vase de la miséricorde, dans le sens où nous pouvons boire en eux ce regard indulgent et bon, dont nous avons soif comme on peut seulement avoir soif d’un regard. Ces yeux miséricordieux sont également ceux qui nous font voir les œuvres de miséricorde de Dieu dans l’histoire des hommes et découvrir Jésus sur leurs visages. En Marie nous trouvons la terre promise – le Règne de la miséricorde instauré par Notre Seigneur – qui vient, déjà en cette vie, après tout exil où nous envoie le péché. Dans sa main et accroché à son manteau. Moi, dans mon bureau, j’ai une belle image de la "Synkatabasis" que m’a offerte le père Rupnik. Il l’a faite en personne : c’est elle qui fait descendre Jésus , et ses mains sont comme des escaliers. Mais ce qui me plait le plus, c’est que dans une main, Jésus à la plénitude de la Loi et que de l’autre il s’accroche au manteau de la Madone. Dans la tradition russe, les moines, les vieux moines russes nous disent que dans les turbulences spirituelles, il faut trouver refuge sous le manteau de la Madone. La première antienne mariale en Occident est celle-ci : Sub tuum Praesidium. Le manteau de la Madone. N’aie pas honte, ne fait pas de grands discours, soit là et laisse-toi couvrir, laisse-toi regarder. Et pleure. Quand nous trouvons un prêtre qui est capable de cela, d’aller à la Mère et de pleurer, avec tant de péchés, je peux dire que c’est un bon prêtre, parce qu’il est un bon fils. Ce sera un bon père. Dans sa main et sous son regard, nous pouvons chanter avec joie les grandeurs du Seigneur. Nous pouvons lui dire : mon âme te chante Seigneur parce que tu as regardé avec bonté l’humilité et la petitesse de ton serviteur. Heureux suis-je d’avoir été pardonné. Ta miséricorde, celle que tu as eue envers tous les saints et envers tout ton peuple fidèle, m’a atteint moi aussi. Je me suis perdu, en me cherchant moi-même, en raison de l’orgueil de mon cœur, mais je ne suis monté sur aucun trône, Seigneur, et mon unique gloire, c’est que ta Mère m’accueille en son sein, me couvre de son manteau et me mette près de son cœur. Je désire être aimé par toi, comme un de plus parmi les plus humbles de ton peuple, rassasier de ton pain ceux qui ont faim de toi. Souviens-toi Seigneur de ton alliance de miséricorde avec tes fils, les prêtres de ton peuple. Que nous soyons, avec Marie, signe et sacrement de ta miséricorde.